Sainte Apolline, Francisco de Zurbarán, 1636 (134 cm 67 cm). © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - MUSÉE DU LOUVRE, PARIS

Un homme à part

Midi à Paris. Le restaurant se gonfle peu à peu quand débarque l’assistant personnel de Christian Lacroix.  » Il arrive « , promet-il d’un sourire doux tandis que le grand couturier salue quelques tables avant de s’installer sur la banquette de cuir rouge flanquée de colonnes feuilletées d’or d’un côté et de tentures mordorées de l’autre. Un lieu sans âge, dont on ne devine s’il a bien traversé les années ou s’il a été assemblé pour faire miroiter une fausse gloire passée. Se confondant en excuses, Lacroix explique avoir croisé son ancien associé qui déjeunait avec le photographe et créateur de maquillage Tyen et une top-modèle de ses tout débuts, Mercedes, pas revue depuis vingt ans.  » C’est incroyable la vie, non ?  » Puis, il vous remercie, avec sincérité, d’avoir désiré le rencontrer.

Physiquement, dans sa veste denim et son pantalon de costume, Lacroix, 66 ans, n’a pas changé : visage tendre, oreilles volantes et regard intense, il évoque ces beaux tissus qui ne s’effilochent pas sous le poids des années. Depuis qu’il a quitté sa maison de couture, en 2009, il s’est multiplié. Designer, costumier, décorateur, commissaire d’expo… Vrai touche-à-tout mais dont l’épicentre reste, pour toujours, le dessin, la couleur et la scène. Un destin noué très jeune, à Arles, entre des grands-parents excentriques et une ville antique, un décor partagé entre les vestiges romains et les corridas ; là-bas, c’est la Camargue, une région aussi vivante en été qu’austère en hiver. Et qui ne connaît pas de maître.

Nez dans la carte, Lacroix hésite, oeufs pochés ou noix de Saint-Jacques, en tout cas, ce sera du bordeaux. Puis, du fromage. Comté ou brie. Peut-être un dessert.  » On verra !  » lâche-t-il, ragaillardi à l’idée de capituler devant le régime qu’il a entrepris ce matin même. Bon vivant, à l’heure où d’autres couturiers vantent les mérites de l’ascétisme, ce surdoué a toujours été un homme  » à part « . Par ses créations d’abord, qui ont toujours plus évoqué le faste et la grandeur, l’art et le folklore ou le rococo byzantin que le prêt-à-porter de la Parisienne qui se précipite dans le métro pour aller au boulot. Par la perte de son nom et de sa maison de couture ensuite. Par sa résurrection enfin, qui le voit se jeter à corps perdu dans la décoration d’hôtels, de TGV, dans le design, l’illustration et la création de costumes et décors pour le théâtre (deux Molière à la clé) ou l’opéra. En parallèle, encore un doigt de couture quand même,  » plus ou moins confidentiellement « .

Lacroix collabore avec une célèbre marque espagnole pour laquelle il dessine quelques modèles. Sans forfanterie mais fier quand même de chuchoter que ses modèles sont des best-sellers. Dos à la place de la Bastille, il confie :  » Finalement, la vie dont je rêvais jeune n’a commencé que très récemment. Surtout depuis Songe d’une nuit d’été, l’année dernière « , le ballet de Balanchine, inspiré de Shakespeare, interprété par les danseurs de l’Opéra national de Paris où, en sus des costumes, il a dessiné les décors .

Le théâtre ? La vraie vie

Une étape qui parachève son voyage pour rejoindre  » le temps présent  » tant Christian Lacroix a toujours été un homme qui s’épanouissait plus volontiers dans le passé, se prélassant dans la nostalgie de mondes qu’il n’avait jamais pourtant connus. Sa phrase fétiche quand il était enfant, inlassablement lancée à ses grands-parents ou à son arrière-grand-mère ?  » Raconte-moi, comment c’était avant !  » Verre de vin à la main, aujourd’hui, il décode :  » J’étais fasciné par le fait que l’arrière-grand-mère de ma propre arrière-grand-mère avait connu la Révolution. Je n’arrêtais pas de lui demander de me raconter à nouveau l’histoire pour qu’ensuite je m’amuse à guillotiner ma grand-mère dans le salon tous les samedis.  »

Sans titre, Mathis, 2017 (A4).
Sans titre, Mathis, 2017 (A4).© DEBBY TERMONIA

Et puis il y a le grand-père, passionné d’art et qui emmène Christian à la bibliothèque lui faisant découvrir les gravures, les tableaux et les dessins avant de l’inciter à les reproduire. Un singulier personnage qui se plaît tellement dans les beaux habits qu’il ira jusqu’à revêtir, pour Noël, le costume mortuaire qu’il s’était déjà fait faire  » pour la caisse « . Un grand-père qui rejoue l’actualité du monde en se déguisant lors des réunions familiales, un oiseau niché sur son épaule, un chardonneret élégant qui avait appris à entrer par le col de sa chemise et à ressortir par sa braguette.  » J’aimais le théâtre parce que je n’aimais pas la vie, reprend Lacroix en sauçant un petit bout de pain. La réalité était tellement plus ennuyeuse que celle que je découvrais dans les livres ou aux spectacles que je voyais avec ma mère. C’était terrible de voir à la fin ce rideau tomber. Alors, en attendant la prochaine sortie, je dessinais ou je faisais du théâtre avec de petits personnages dont j’imaginais les costumes. Pour moi, c’était ça la vraie vie !  »

Diplôme en histoire de l’art en poche, décroché à Montpellier, il rejoint l’Ecole du Louvre à Paris où il rencontre sa femme.  » Un coup de foudre immédiat.  » Françoise, elle, travaille dans la pub et fréquente le milieu de la mode. Des connaissances envoient dès lors Christian montrer ses croquis à différentes maisons de mode. Résultat : un peu d’Hermès, beaucoup de Patou, où il officie six ans comme directeur de la création, avant que Bernard Arnault le débauche pour créer sa propre maison.  » Je suis le dernier des Mohicans, j’ai débuté alors que les plus grands étaient toujours vivants, Balmain, Laroche, Givenchy, Crahay et Saint Laurent. Ma maison est née dans les années 1980, celles qui ont fait notre succès car l’époque était à la théâtralité et à l’opéra. Il n’y avait pas de différence entre créer une robe pour Madame de Rothschild, faire une tenue pour une princesse arabe ou dessiner un costume pour Phèdre.  »

Pourtant, le succès ne lui est jamais monté à la tête et, à l’image de Christian Dior qui se définissait plutôt comme  » le fils de Monsieur et Madame Dior de Grandville  » que comme un grand couturier, Lacroix s’est toujours pensé comme l’adolescent d’Arles qui noircissait du croquis. D’ailleurs, pas de nostalgie, désormais : si la fin de la maison de couture fut un drame pour les autres, il confesse que, culpabilité mise à part, l’arrêt de la couture a été un grand soulagement pour lui.

Le môme génie

Pour ses oeuvres d’art préférées, il prévient : ni extravagances ni grands classiques issus des musées. Si un objet est beau, qu’il provienne des puces de Saint-Ouen ou d’une grande collection, c’est pareil ! Ce n’est donc pas pour rien que son premier choix est un dessin d’enfant, réalisé par Mathis, un petit garçon en traitement à l’hôpital Trousseau, à Paris, où, en décembre dernier, Christian Lacroix animait un atelier.  » Si j’avais vu ce dessin dans une galerie, je l’aurais immédiatement acheté ! Ce n’est pas du barbouillage de môme. Ici, c’est un artiste qui construit son monde. Peu d’adultes ont ce talent.  » Un dessin mais aussi une expérience dont on ne sort pas indemne : des enfants, des parents et un personnel soignant confrontés quotidiennement à la souffrance mais qui parviennent à sourire et s’émerveiller.  » Ces gosses sont des anges, ils m’ont fait accéder à un moi supérieur, loin de mon ego et de toutes mes angoisses stupides ou mes rages idiotes.  »

Plein d’émotion, mais se jetant sur les Saint-Jacques, Lacroix relève qu’il collectionnait un brin (photos et céramiques) fin des années 1990. Mais maintenant, il vit en plein dénuement, entre des murs blancs, à Montmartre. Comme quand, jeune, il se contentait de la page déchirée ou de la carte postale qu’on punaise dans un coin. Toutes les oeuvres qu’il a achetées depuis se trouvent dans son atelier ou au musée Réattu d’Arles, le musée de son enfance qui, il y a dix ans, lui a confié le commissariat d’une exposition destinée à mêler les collections de quelques artistes contemporains.  » C’est là que tout a commencé et c’est là que la boucle s’est bouclée.  »

Alors, il évoque les jeudis où ses parents l’entraînaient au musée. Dans sa mythologie personnelle, il y a le musée Réattu mais aussi le Museon Arlaten, musée ethnographique et d’art populaire où l’emmenait sa grand-tante, celle qu’il semble, de tous, regretter le plus encore :  » C’était ma colonne vertébrale. Moralement, c’est elle qui m’a tout appris, tout donné. Sans elle, j’aurais été d’un laxisme total, genre sea, sex and love. Un hédoniste absolu, heureusement un peu retenu par mon orgueil et mon ego.  »

On enchaîne avec Sainte Apolline, du peintre espagnol Zurbarán. Ici, pas question de religion mais bien de couleurs, la grande obsession du créateur (en maternelle, il avalait même les petits pots de peinture). Dans son enfance, il y avait aussi les corridas, les fêtes de Pâques et les grands enterrements. Tous moments où l’on commande plusieurs tenues, en fonction de l’événement ou du degré de parenté avec le défunt. L’occasion de discussions interminables au sein du gynécée Lacroix, pour trancher entre les matières et les couleurs proposées par la couturière.  » Rouge, vert et jaune, les couleurs de ce tableau sont les miennes, elles m’évoquent les capes des toreros. C’est amusant parce que, si ces couleurs ont construit ma vie, je continue à rêver en noir et blanc.  »

La mort et l’épiphanie

A la fin du déjeuner, le comté a gagné. Et c’est devant une assiette remplie de fromages de tous les âges que Christian Lacroix dévoile son troisième choix, un sarcophage gallo-romain, sans doute le premier représentant la nativité. Mis au jour à Arles, justement.  » Depuis toujours, la mort habite la ville. La légende veut en effet que, dans l’Antiquité, les riverains du Rhône, côté Suisse, déposaient leurs morts sur le fleuve dans des cercueils d’osier et y joignaient une pièce d’argent. En aval, des fossoyeurs attendaient, sur les rives d’Arles, pour les enterrer dans l’allée des Alyscamps, Champs Elysées en provençal.  » Une prégnance de la mort dans cette région qui, selon lui, explique l’amour de la vie des Camarguais.  » Jadis, la vie y était plus intense qu’ailleurs : délétère en été, mortelle en hiver… Ça me rappelle cette phrase de Boltanski :  » Aimer la vie, c’est aimer la mort.  » Et, terminant son vin :  » Parce que finalement, qu’est-ce que l’art ? Si ce n’est l’épiphanie de la vie !  »

Francisco de Zurbarán (1598 – 1664)

Grande star de la peinture du xviie, il est un peu le Caravage de la peinture espagnole. Empruntant tantôt au clair-obscur, au réalisme ou au ténébrisme, il s’épanouit principalement dans l’ascétisme monastique. A l’époque, il y a de quoi faire : l’Europe est en pleine Contre-Réforme et l’Amérique du Sud en plein processus d’évangélisation. Repéré rapidement par les dominicains, Zurbarán réalise de grands ensembles religieux pour différentes communautés avant de s’installer à Séville et de diversifier ses talents. Les conflits miliaires dans lesquels s’embourbe l’Espagne stoppant net l’activité économique et le marché de l’art, Zurbarán se tourne vers l’Amérique du Sud où il exporte bon nombre de sa production. Installé à Madrid, il s’oriente alors vers une peinture plus aimable et populaire, destinée à convaincre le bourgeois et le roi, dont il finit par se rapprocher.

Sur le marché de l’art. Zurbarán se situe la plupart du temps entre 100 000 et 500 000 euros, malgré quelques beaux records en millions, comme Sainte Dorothée (plus de 2,6 millions en 2010).

Nécropole des Alyscamps, église Saint-Honorat (xie siècle), Arles (Bouches-du-Rhône).
Nécropole des Alyscamps, église Saint-Honorat (xie siècle), Arles (Bouches-du-Rhône).© DEBBY TERMONIA

La nécropole des Alyscamps, à Arles

L’une des cinq nécropoles d’Arles et sans doute l’une des plus célèbres d’Europe. Construite par les Romains pour accueillir les restes des corps humains après leur incinération. Près de leurs morts, les Romains pratiquaient à intervalle régulier des libations ou des repas funèbres afin de leur rendre hommage et de célébrer leur culte. Ce sont les chrétiens qui bouleversent les traditions en décidant de bannir l’incinération au profit de l’inhumation des corps, pratique qui visait à conserver son enveloppe charnelle en vue de la résurrection. La nécropole se modifie peu à peu et les sarcophages fleurissent.

Si, à partir du ve siècle, de nombreux chrétiens cherchent à tout prix à être enterrés aux Alyscamps, c’est surtout parce que la nécropole abrite le tombeau de Genesius, un comptable qui perdit la tête après s’être opposé à Dioclétien et qui, le martyre passé, devint saint Genest. Sa notoriété était telle qu’on retrouve fréquemment sa tête aux extrémités des sarcophages.

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