Monica Sabolo, prix de Flore 2013 : une écriture pop et mélancolique. © PATRICE NORMAND/REPORTERS

Un été avec Monica

Avec Summer, récit de la disparition énigmatique d’une jolie fille au bord du lac Léman, Monica Sabolo écrit l’un des plus beaux livres de la rentrée. Un roman plein de brume et de poésie sombre qui emmène le mystère.

« Je suis la preuve vivante que l’on peut vivre sans les êtres que nous aimons le plus, ceux-là mêmes qui rassemblaient les milliers de fragments minuscules qui nous constituent. Ces êtres que l’on est terrifié de perdre, parce qu’ils nous donnent la sensation d’être réels, ou du moins un peu moins étrangers au monde, et puis, quand nous les avons perdus, nous n’y pensons plus.  » Qu’est-il arrivé à Summer ? La jeune fille de 19 ans s’est inexplicablement évaporée à la fin d’un pique-nique avec ses amies au bord du lac Léman. Enlèvement ? Fugue ? Noyade ? Depuis, c’est son frère Benjamin qui dérive. Vingt-cinq ans plus tard, et alors que la disparition de sa soeur n’a toujours pas été élucidée, il entame une psychanalyse, libérant une suite de flash-backs qui le ramèneront avec de plus en plus de précision vers ce jour d’été brûlant où sa vie et celle de ses parents ont, comme on dit, basculé.

Summer. Dans le livre, elle est magnétique comme une reine de beauté à l’américaine, icône sacrifiée semblant tout droit sortie du Virgin Suicides de Sofia Coppola.  » C’est vrai, j’ai naturellement une attirance pour les figures pop adolescentes américaines. Les stars du campus. Mes héroïnes ont toujours de la lumière dans leurs grands cheveux blonds « , rit Monica Sabolo alors qu’on la rencontre en cette journée de septembre. Dans Crans-Montana, son précédent roman paru il y a deux ans, celle qui a longtemps été journaliste aux rubriques people avant de recevoir le prix de Flore en 2013 pour Tout cela n’a rien à voir avec moi, investissait, dans la Suisse des sixties, le microcosme d’une adolescence dorée et pervertie – la mutation des corps et la naissance trouble, fragile et dangereuse du désir. Thématiques qu’on retrouve ici.  » Personnellement, j’ai la sensation de ne pas avoir vraiment vécu mon adolescence, plutôt d’avoir été absente à moi-même et au monde. Il n’y a jamais eu chez moi cette espèce de flamboyance et d’inconscience de la jeunesse, où tout est possible. Jamais. Et je pense en avoir développé une sorte de mythologie. D’un point de vue romanesque, l’adolescence, c’est une métamorphose permanente. Une sorte de feu d’artifice un peu terrifiant.  »

Héroïne rimbaldienne

Eclats métalliques, bulles de Coca, morceaux de tulle, miroir brisé en mille morceaux sur un lit, élasticité des peaux, traces de sang, ongles nacrés : Monica Sabolo joue avec les matières comme avec un prisme de lumière – corrompue. Exercice de cristallisation, voire de fascination, son écriture pop et mélancolique, si elle regarde abondamment les corps, scrute sans doute un mystère féminin.  » Pour moi, adolescente, les corps étaient ailleurs : ce n’était pas le mien. La projection sur l’autre, je connais ça par coeur. La fascination de Benjamin pour les jeunes filles, c’est celle que je ressentais, en tant que fille qui se trouvait bizarre, pour les autres filles. On a beau être morte d’amour pour les garçons, à cet âge-là, les divinités sont aussi féminines.  »

On parlera en l’occurrence, concernant Summer, d’une divinité aquatique, tant les eaux calmes et profondes du lac Léman, où l’on imagine en premier lieu logiquement que la jeune fille a pu se noyer, composent le papier peint mouvant, inquiétant et obsédant du livre. Pas de hasard : le roman cite l’Ophélie de Rimbaud, corps trop blanc submergé sous le rayon des étoiles.  » J’ai fait plein de recherches sur Ophélie, qui est l’archétype de la jeune fille noyée. C’est un personnage qui me plaît beaucoup. Et après avoir terminé le roman, je suis tout à coup tombée sur le poème de Rimbaud, que je ne connaissais pas. C’était fou : il y avait vraiment une étrangeté à l’intérieur de ses phrases, une résonance secrète qui illustrait Summer d’une manière incroyable.  » Par sa traversée et sa descente, Ophélie suggère initialement chez Shakespeare le passage d’un monde à l’autre à travers son sacrifice. Dans l’esprit de Benjamin, le fantôme de Summer n’en finit pas, depuis les eaux dormantes, de communiquer avec les puissances de la nuit et de la mort. Dimensions largement refoulées de l’inconscient de cette famille de la grande bourgeoisie suisse, toute d’apparences, saines et faciles, à laquelle il appartient.  » Genève, c’est un cadre qui peut sembler très conventionnel, assez lisse, où rien de grave ne peut arriver. Mais où l’ombre est là, comme partout. C’est ce qui m’intéresse : quand elle semble si absente, et que vous vous sentez autant habité d’ombre, ça peut être très angoissant, un peu comme si la monstruosité venait de votre propre personne.  »

Sans dévoiler davantage la trame contribuant à son suspense, disons que le roman explorera en particulier la manière dont une génération, viciée malgré elle, peut porter des secrets et des fautes qui la précèdent. Sabolo rend audibles les bruissements de l’indicible et des dossiers non classés de nos souterrains intimes.  » Le roman vient appuyer sur ces endroits fragiles. Ces zones où ça se déchire comme des feuilles de papier à cigarettes. On touche à ces endroits de l’existence où on peut ne pas se remettre. Le risque, c’est bien sûr de s’abandonner au chagrin, à la complaisance. Il y a un moment où il faut faire face. Comme dans le mythe de Barbe Bleue. Quand la huitième femme ouvre la pièce interdite, la clé se met à saigner. Cette idée me plaît énormément. On a tous une chambre noire quelque part. Et quand on va voir cet endroit, la clé saigne : c’est un deuil, une perte, un chagrin, c’est une sorte de mort. Mais c’est aussi la possibilité de vivre. D’enfin sauver sa vie.  »

Cet après-midi-là, avec Monica Sabolo, on parle encore de L’Avventura d’Antonioni. De la Laura Palmer de Twin Peaks. De la jeune star du patin assassinée dans le roman Petite soeur mon amour de Joyce Carol Oates. De la mère évaporée dans Un oiseau blanc dans le blizzard de Laura Kasischke ( » la première page de ce roman est folle, l’ouverture est d’une telle beauté, la manière dont le personnage de la mère se dissout dans l’air… ! « ). Dans tous, il est question d’une disparition.  » Dans l’écriture autour de l’être perdu, il y a une puissance poétique possible, qui concerne tout ce qu’on peut créer dans le vide, dans l’espace : tout ce qu’on peut projeter et qui est encore plus fort que l’ordre du visible. Et puis, il y a la collection des traces, aussi. La conservation des objets. Dans Virgin Suicides, il y a cette scène où le personnage retrouve une brosse à cheveux dans la maison abandonnée : ça a une force émotionnelle incroyable. Il y a d’une part la pièce à conviction, la preuve, et puis d’autre part ce que ça ouvre de poésie. C’est le lieu de la rencontre du « clinique » et du poétique : ce mélange-là, je le trouve sans fin…  » Des dernières pages de Summer, nous ne dirons évidemment rien, sinon qu’elles parviennent à refermer le livre sans arrêter tout à fait son mystère, à l’image de son héroïne, spectre solaire qui n’en finit pas, au fond, de ne pas disparaître.

Summer de Monica Sabolo, éditions JC Lattès, 320 pages.

PAR YSALINE PARISIS

 » J’ai une attirance pour les figures pop adolescentes américaines. Mes héroïnes ont toujours de la lumière dans leurs grands cheveux blonds  »

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