Convivialité, avec Arnaud Hoedt et Jérôme Piron. On y débat d'orthographe.

Tous en scène !

Un spectateur assis est-il forcément un spectateur passif ? Vote du public, transformation en personnage, débat en pleine représentation, déambulation, repas partagé… Les spectacles dits  » participatifs  » se multiplient aujourd’hui. A quelle fin, au juste ?

À l’entrée, chacun reçoit une feuille, un bic et une tablette en plastique servant de support. L’ensemble du matériel va être utilisé pour une dictée, annonce-t-on d’entrée de jeu. Ah bon ? Petite appréhension. Les deux professeurs, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, vont-ils ramasser les copies et mettre des points ? Le spectateur qui pensait passer une soirée divertissante autant qu’instructive doit-il s’attendre à être sanctionné ? Mais non – soulagement – pas de ramassage de feuilles, chacun fera sa propre correction. Ce sera au contraire au public de juger, grâce à un dispositif ingénieux. Les tablettes distribuées possèdent deux faces, une rouge – désapprobatrice – et une verte – approbatrice. Lorsque chaque spectateur brandit la tablette avec la face de son choix, l’image du public est captée par une caméra, projetée sur un écran géant et décryptée par un programme qui affiche en pourcentage la répartition des couleurs. Dans La Convivialité (1), on est invité à se prononcer sur la transformation de  » maison  » en  » mézon « , de  » charrette  » en  » charète  » ou de  » femme  » en  » fam « . Quelle est la limite de l’acceptable ? Jusqu’où peut-on démonter l’orthographe ? Renoncerons-nous à ces règles apprises dans la douleur ? Programmée au Théâtre national à la rentrée dernière, la représentation constitue l’exemple parfait du spectacle participatif intelligent, soulevant des questions sans s’imposer, mettant en branle son public de manière collective, respectueuse et… conviviale, justement.

Arnaud Hoedt et Jérôme Piron ne sont pas les premiers à accorder le droit de vote au public. Les suffrages des spectateurs occupent par exemple le centre du dispositif de Fight Night, de la compagnie gantoise Ontroerend Goed (voir encadré page 78), présenté prochainement à Charleroi, mais créé en 2013. En remontant dans le temps, il faut aussi citer Robert Hossein, qui chargeait les spectateurs de décider non de la forme d’un mot mais de la mort ou de la vie d’un être humain – comme la plèbe romaine pour les combats de gladiateurs – dans Coupable ou non coupable ? (en 2001) et dans Je m’appelais Marie-Antoinette (en 1993). Un concept également au coeur des matchs d’improvisation, nés en 1977 dans une patinoire de hockey à Québec, où le public vote pour son équipe préférée avec un carton réversible et peut balancer des pantoufles sur la piste quand il n’est pas content. Le but de Robert Gravel, inventeur de ce nouveau genre : sortir le théâtre de son élitisme en le rapprochant du sport.

Spect-acteur

 » C’est une vraie histoire, une histoire longue dans le théâtre de vouloir rendre le spectateur actif, en imaginant qu’il est inactif quand il est assis dans son fauteuil et que l’enjeu politique du théâtre est de le mobiliser et donc de créer, d’une certaine manière, un théâtre participatif « , avance Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’université Lumière Lyon-2 et auteur de Politiques du spectateur (éd. La Découverte, 2013).  » Politique « , le mot est lâché. Il va souvent de pair avec cette idée de participation du public. Pas un hasard si ce théâtre désireux de secouer le public pour que les choses changent s’est mis en marche lors de la Révolution russe de 1917.

Augusto Boal (1931-2009) constitue sans doute la figure la plus emblématique de cette mouvance. Arrêté, torturé, puis contraint à l’exil, le Brésilien a développé dans les années 1960  » le théâtre de l’opprimé « , dont l’une des formes est le  » théâtre forum « . Dans cette technique, la représentation se déroule en deux étapes : d’abord, les comédiens jouent de courtes scènes en rapport avec des situations conflictuelles du quotidien, ensuite, sous la responsabilité d’un  » joker « , ces mêmes scènes sont rejouées et interrompues pour que les spectateurs qui le désirent puissent prendre la place d’un des personnages et proposer une suite alternative. Le spectateur devient alors  » spect-acteur « .  » Il ne s’agit pas d’apporter un message ou de trouver la bonne réponse, mais d’expérimenter ensemble, sur scène, des solutions possibles « , peut-on lire sur le site du Théâtre de l’opprimé, compagnie parisienne fondée en 1979 par Boal lui-même. Dans les années 1990, après avoir été élu député à la Chambre législative de Rio de Janeiro, Augusto Boal va même créer le  » théâtre législatif « , visant à servir de porte-voix aux plus faibles et qui aboutira à l’adoption de quatorze nouvelles lois.

Que le public soit invité à donner son avis (comme dans la version livrée par Thomas Ostermeier de Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen), à envahir la scène (comme à la fin de Bouncing Universe in a Bulk – The Sky d’Eric Arnal Burtschy), à partager un repas (dans les shows en plein air de la Comp.Marius), à se promener parmi les danseurs (Work/Travail/Arbeid, l’  » expostion  » conçue pour le Wiels par Anne Teresa De Keersmaeker), ou à vivre un moment seul à seul avec un comédien (Les Chambres d’amour du Théâtre de l’unité), on sent qu’il y a une volonté de partage, d’effacer la distance, de placer acteurs et public sur le même pied. Sans pour autant toujours être dans la justesse. Olivier Neveux :  » Il n’y a pas de dispositif qui suffit par lui-même. Il existe des spectacles qui se passent de manière absolument classique et qui vont produire de grands ébranlements sensibles. Et au contraire, il y a des spectacles qui sont brutaux, subversifs en apparence, mais qui au final deviennent absolument kitsch et sans impact. Le « bouton de l’émancipation » n’existe heureusement pas. On ne sait pas ce qui produit de la pensée critique et de l’émancipation chez l’autre. Et c’est une très bonne nouvelle parce que sinon, on pourrait le manipuler. Il y a là quelque chose de très propre au néolibéralisme que de vouloir nous « manager » – y compris sur des idées de gauche, progressistes -, de vouloir tout le temps que l’on fasse quelque chose. Personnellement, je crois que quelqu’un qui regarde une oeuvre, c’est aussi quelqu’un qui travaille. On n’a pas besoin de s’agiter, on n’a pas besoin d’être sollicité. On agit peut-être plus dans la contemplation critique d’une oeuvre que dans des dispositifs et des procédés qui orientent notre activité.  » Et de citer comme exemples à suivre de ce théâtre critique qui  » ne manage pas, n’infantilise pas  » le travail de Bruno Meyssat (15 %, Kairos) ou de Benoît Lambert (We are la France, We are l’Europe) en France et, en Belgique, les productions du Raoul Collectif (Le Signal du promeneur, Rumeur et petits jours) ou celles, plus directement politiques, de Françoise Bloch (2).

 » Il y a abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre « , écrivait le philosophe français Jacques Rancière, auteur du livre clé Le Spectateur émancipé (éd. La Fabrique, 2008). A méditer et à tester.

(1) La Convivialité : le 7 mars à Bozar, à Bruxelles ; les 22 avril, 6, 14 et 20 mai au centre culturel de Thuin ; du 23 au 29 avril au théâtre de Liège dans le cadre du festival Emulation.

(2) Prochaine création : Etudes – The Elephant in the Room, du 14 au 22 février, au Théâtre national, à Bruxelles.

PAR ESTELLE SPOTO

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