Des Ramblas bondées... de touristes. Les habitants de Barcelone ont l'impression d'être dépossédés de leur ville. © Angel Garcia/getty images

« Tourists, go home! »: comment la haine du touriste s’étend en Europe

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Barcelone, Amsterdam, Venise, Majorque, Dubrovnik… Les touristes, ces villes en avaient rêvé. Désormais, elles veulent les repousser. Trop nombreux, mal éduqués, néfastes pour le cadre de vie des habitants. Mais limiter leur venue reste plus facile à dire qu’à faire.

Le pire, ce sont les jardinières. Parce qu’un trottoir, bon, ça se rince encore facilement. Pas du vomi dans un pot de fleurs. Ça, ça s’extirpe à la cuillère. La hantise de l’Amstellodamois. Entre autres. Des types en robe qui déterrent les plantes d’un jardin, des touristes agglutinés empêchant l’accès à sa porte d’entrée… Toujours moins odorant qu’une flaque d’urine sur la façade et moins rebutant qu’un tas d’ordures semées dans la rigole. A chaque ville suffit sa peine. A Venise, les dérangements quotidiens incluent notamment des femmes urinant dans le canal ou des jeunes s’élançant d’un pont pour s’y baigner (ignorant sans doute ce que ces dames y ont précédemment délesté). Les habitants, ulcérés, ont fini par diffuser ces clichés. Pas le genre que les immortalisées afficheraient sur les réseaux sociaux. Eux retiendront place Saint-Marc, gondoles, palazzi. Les locaux, par contre, n’oublieront pas embouteillages humains, nuisances, charivaris.

Alors ils manifestent, régulièrement. Avec des pancartes donnant aux visiteurs l’envie de retourner d’où ils viennent :  » Resistiamo « ,  » 100 % venissian « ,  » Venezzia Addio ! « … A Barcelone, des fenêtres sont décorées de  » Tourists, go home !  » et des murs de  » Gaudi hates you « . En juillet 2017, quatre encagoulés avaient forcé un car à se garer, crevé ses pneus et barbouillé  » le tourisme tue les quartiers  » sur le pare-brise. Arran, le groupe qui avait revendiqué l’action (mouvement de jeunesse de la gauche indépendantiste), a posté sur le Net d’autres faits d’armes, cette fois à Majorque, déployant banderoles et jetant des fumigènes rouges devant des yachts ou des confettis à des clients sortant d’un restaurant.

 » Non aux grands bateaux  » : à Venise, les habitants manifestent régulièrement contre le trop-plein de touristes.© getty images

Tourismophobie

From Ryanair, with hate. En démocratisant le citytrip, la compagnie low cost et ses successeurs ont engendré la tourismophobie. Un mal qui se répand dans de plus en plus de villes européennes où les habitants partagent le désagréable sentiment que leurs rues et quartiers se transforment en Disneyland pour shorts-baskets-appareils photo en bandoulière. Airbnb et compagnie, en offrant l’opportunité de se loger partout à moindre coût, n’ont fait qu’attiser l’animosité.

Ces villes en voulaient, pourtant, de ces voyageurs par milliers. Amsterdam avait surgonflé cette bouée après le naufrage financier de 2008.  » Visitez-nous !  » : sur toutes les foires internationales, le service marketing de la ville rebattait le même message, tandis que les autorités distribuaient aux promoteurs immobiliers des permis de construction hôteliers comme si l’avenir de l’économie néerlandaise en dépendait. Ça avait trop bien marché. Quatorze millions de nuitées en 2016, contre 8,8 en 2008. Pour 845 000 habitants.

La même année, 10,5 millions de personnes découvraient Venise, un chiffre en progression constante (de 2 à 3 % par an), tandis que la population n’a jamais été aussi peu nombreuse (81 800 en 2017, 1 400 résidents de moins par rapport à 2016). La palme revient à Barcelone et ses 29,7 millions de nuitées en 2017, pour quelque 1,6 million d’habitants.  » Les statistiques sont souvent sous-estimées car elles n’englobent pas l’offre parallèle, via notamment Airbnb, souligne Serge Schmitz, chef du service de géographie rurale à l’université de Liège et spécialiste du tourisme. Il faut multiplier par deux ou trois pour approcher de la réalité.  »

Les tourismophobes exècrent aussi les croisiéristes. Ceux qui débarquent par centaines, engorgent les principaux points d’intérêt puis repartent à bord de leur géant des mers sans égard pour l’économie locale. A Venise, les vagues provoquées par les paquebots fragiliseraient les fondations des bâtiments en exposant les pilotis à l’air et donc au pourrissement. A Dubrovnik aussi, beaucoup d’habitants ne peuvent plus voir un bateau en peinture. Le revers du succès, depuis que la ville croate a servi de décor à la série Game of Thrones. Le vieux centre, classé au patrimoine mondial, a dû être cerclé de caméras de surveillance comptant les entrées. L’Unesco menaçait de retirer sa reconnaissance si l’affluence n’était pas limitée à 8 000 personnes par jour simultanément. Les compteurs dépassent rarement les 7 000, mais les autorités veulent réduire la voilure.

En attendant, les habitants peuvent allumer leur télévision sur une chaîne diffusant en continu les images de la caméra située dans la rue principale. Histoire de savoir s’ils peuvent sortir de chez eux sans être cernés. Dans la vieille ville, en vingt ans, le nombre de résidents est passé de 5 000 à 1 500. Les  » rescapés  » déplorent la fermeture de magasins de proximité et leur transformation en boutiques de babioles, ainsi que l’augmentation des prix dans les commerces survivants. Sans parler de la hausse de l’immobilier. Les propriétaires d’appartements préfèrent louer à la semaine plutôt qu’à l’année. Plus lucratif.

Mise en concurrence

Inconnue des visiteurs il y a une dizaine d'années, l'Islande est devenue une destination prisée, mais les infrastructures ne suivent pas.
Inconnue des visiteurs il y a une dizaine d’années, l’Islande est devenue une destination prisée, mais les infrastructures ne suivent pas.© Michael S. Nolan/belgaimage

Les doléances se répètent à Amsterdam, Barcelone, Venise, aux Baléares… Et commencent à s’entendre à Rome, Berlin ou Lisbonne.  » Les ressources de ces villes se trouvent mises en concurrence et les habitants perdent une partie de leur cadre de vie, détaille Serge Schmitz. En matière de mobilité, de stationnement, d’immobilier, parfois d’accès à l’eau, d’emploi…  » Le recrutement peut devenir difficile lorsque l’activité touristique accapare quasi toute la main d’oeuvre.  » Par exemple, en Croatie, on peut imaginer que certains préfèrent louer un appartement pendant la haute saison plutôt que de travailler toute l’année aux champs ou sur un chantier portuaire.  »

 » Le seul moyen de réduire ces impacts négatifs passe par la décroissance touristique. C’est-à-dire réduire le nombre de visiteurs et, surtout, l’importance du secteur dans l’économie, expose au Vif/L’Express l’Assemblée des quartiers pour un tourisme durable (ABTS), une association barcelonaise. Une économie qui s’installe sur un territoire devrait contribuer à améliorer le niveau de vie de la population locale. Comme l’industrie touristique ne redistribue pas ses immenses bénéfices et appauvrit la population, il faut réduire son poids et favoriser une économie plus juste, socialement ou environnementalement.  »

Quand électeurs pas contents, autorités toujours faire ça : annonces, promesses, mesures. Des fonctionnaires vénitiens sillonnent les principaux lieux de fréquentation pour rappeler les règles de bonne conduite. Madame, vous ne pouvez pas monter à califourchon sur le monument. Monsieur, vous ne pouvez pas pique-niquer ici. Des portiques ont été installés à certains endroits pour bloquer la foule en cas de trop forte affluence. La mairie a lancé une campagne, Detourism, pour encourager les visiteurs à sortir des sentiers (a)battus.

Amsterdam, elle, sensibilise surtout les jeunes hommes venus profiter de tout ce que la ville offre en matière de sexe, drogue et rock’n’roll pour enterrer sa vie de garçon. En particulier celle d’Anglais et de Hollandais entre 18 et 34 ans, les plus débridés, paraît-il. Jeter ses déchets ? 140 euros d’amende dans la rue, gratuit dans une poubelle. Soulager sa vessie ? 140 euros d’amende dans la rue, gratuit dans un urinoir, etc. Les habitants ont judiciairement eu la peau des bierfiets, ces drôles et bruyants vélos collectifs sur lesquels on pédale en sifflant des litres de bière (ceux-ci terminant souvent leur course sur des trottoirs ou dans des jardinières).

S’ils ont gagné cette bataille, les locaux n’ont pas remporté la guerre : en 2030, des prévisions tablent sur une affluence de 23 millions de visiteurs annuels.  » Nous réalisons qu’il faut maîtriser ça, reconnaissait Sebastiaan Meijer, porte-parole municipal pour les affaires écono- miques, dans le Guardian, en novembre 2017. Amsterdam veut être hospitalière, mais le tourisme de masse présente trop de désavantages.  » La nouvelle majorité communale a proclamé, en mai dernier, un chapelet de mesures : augmentation des taxes, bannissement des cars et des bateaux, limitation des installations de nouveaux restaurants et boutiques dans le centre, réforme du département marketing en centre de promotion de la culture… Les logements Airbnb seront restreints à trente jours de location par an dans l’hypercentre.

Hausse des taxes de séjour, régulation des implantations commerciales dans le centre... Amsterdam commence à prendre des mesures.
Hausse des taxes de séjour, régulation des implantations commerciales dans le centre… Amsterdam commence à prendre des mesures.© Thomas Schlijper/belgaimage

Traque aux illégaux

Airbnb est aussi dans le viseur barcelonais. La maire Ada Colau, élue en 2015 grâce à son militantisme pour le droit au logement, pouvait difficilement nier ce phénomène qui expulse les habitants en périphérie en rendant l’offre du centre soit trop rare, soit trop chère. Les autorités prétendent avoir fermé plus de 2 000 lits non conformes sur quelque 75 000 (légaux et illégaux), selon les estimations municipales. Une cellule de quarante personnes traque les fausses offres.  » C’était un bon essai, mais l’impact a été lent et insuffisant, touchant surtout aux petits propriétaires et non aux grands spéculateurs « , tance l’ABTS.

L’association le reconnaît toutefois : la majorité actuelle est la seule, historiquement, à ne pas mener une politique protouristique. Ou, du moins,  » à essayer « . La maire a présenté en 2017 un plan autorisant la construction de nouveaux hôtels en périphérie, mais visant à diminuer les capacités d’accueil de 20 % dans le centre. Des projets (dans la tour Agbar, sur le Passeig de Gràcia…) ne recevront pas leur permis – les promoteurs, furax, menacent évidemment d’introduire des actions en justice. Les habitants ne sautent pas de joie non plus.  » Ce plan permet malgré tout une croissance globale et engendre des effets négatifs dans des quartiers moins touchés auparavant « , regrette l’ABTS.

Mieux répartir la masse sur le territoire : une piste à envisager, selon Serge Schmitz. Qui expliquerait qu’une capitale comme Paris soit épargnée par la tourismophobie.  » Parce qu’elle possède une série de pôles relativement différents et éloignés.  » Une solution appliquée dans certains parcs nationaux, dont la gestion pourrait inspirer les villes.  » Elles pourraient imaginer un système de vignette ou de péage à l’accès, comme dans ces parcs « , propose le spécialiste liégeois. Qui pointe aussi un meilleur étalement dans le temps, voire une hausse des prix. L’ABTS se veut plus radicale : augmenter la fiscalité, stopper toute subvention ou aide au secteur, lui faire payer toutes les dépenses publiques qu’il engendre (nettoyage, sécurité, etc.)…

Délicat équilibre. Car aucune ville n’a envie de se passer de touristes. Alors, elles éteignent l’incendie tout en rallumant la flamme. Barcelone a beau maudire les croisières, elle autorise la construction de deux docks supplémentaires. Pour l’Islande, tout aurait pu être simple. 330 000 habitants pour 2,2 millions de visiteurs en 2017 (contre… 302 900 en 2000 ! ) : l’irruption du volcan Eyjafjallajökull a produit d’inattendues retombées. Sauf que, sur place, les infrastructures ne suivent pas. Pas assez d’hébergements, de toilettes publiques, de parkings, de panneaux de signalisation… Alors trop de camping sauvage, d’Airbnb, d’accidents de la route, de destruction des sites naturels.  » Nous ne voulons pas que l’Islande devienne une destination trop prisée « , assurait en 2017 la ministre du Tourisme, Þórdís Kolbrún Reykfjörð Gylfadóttir, dans un communiqué dévoilant de nouvelles mesures appliquées à partir de juillet 2018. Augmentation de la TVA (de 11 à 21 %), possibilité de faire payer des licences d’exploration pour les sites les plus prisés et limitation de la fréquentation. En tant qu’île, cela lui aurait donc été aisé.  » Il suffisait de limiter le nombre d’avions entrants, épingle Serge Schmitz. Pourtant, le gouvernement a juste fait le contraire !  »

Pour l’instant, les Américains et les Anglais visitent principalement les paysages islandais. Si, un jour, les Asiatiques débarquent…  » Ce marché-là va continuer à croître. Comme celui des Sud-Américains, dont on peut s’attendre à ce qu’ils se mettent à voyager davantage « , prédit Serge Schmitz. Selon l’Organisation mondiale du tourisme, il devrait y avoir 1,8 milliard de visiteurs internationaux dans le monde d’ici à 2030, soit une progression de 3,3 % par an. La tourismophobie ne fait sans doute que commencer. Pour l’éradiquer, l’autorégulation sera peut-être la meilleure des solutions. Car, pour un touriste, il n’y a rien de pire que de croiser… trop de touristes.

Bruxelles n’aime pas les autocars

Pendant que certaines capitales tentent de se délester d’une partie de leurs visiteurs, d’autres rêvent d’en attirer davantage. Avec 6,5 millions de nuitées en 2017, Bruxelles veut atteindre la barre des 10 millions en 2020. Mais pas n’importe comment.  » Nous avons bien à l’esprit les effets négatifs du tourisme de masse, rassure Patrick Bontinck, CEO de Visit Brussels. En matière de promotion, nous avons toujours mis l’accent sur le séjour plutôt que sur l’excursion d’un jour. Par exemple, nous ne démarchons pas les autocaristes, pour éviter leur arrivée massive dans le centre, où il n’y a d’ailleurs pas de parking qui leur sont dédiés.  » Reste à savoir si cela suffira…

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