Chat empaillé de l'artiste, mort après avoir été étranglé par un amant jaloux, Sophie Calle, 2017. © Musée de la Chasse et de la Nature - Sophie Calle /ADAGP - Photo : Béatrice Hatala - photomontage : le vif/l'express

Starchitecte

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’architecte Jean Nouvel.

Au bout d’une impasse parisienne, au fond d’une cour, une ancienne fabrique de style industriel fin du xixe siècle abrite les ateliers Jean Nouvel. Leur rénovation épurée souligne de jolies lignes tandis que le hall  » brut  » dévoile quelques perspectives entre les murs blancs posés sur le ciment. Dans l’entrée, une table de réunion autour de laquelle sont disposées des chaises couleur coquelicot. Aussi aérienne qu’une jupe au printemps, cette touche colorée rehausse l’ensemble tel un rouge à lèvre sur une tenue sobre et légère. A l’accueil, on croise des employés habillés néo-Issey Miyake, tenues androgynes, modèles asymétriques, cheveux domptés et pantalons un peu courts pour la saison. De l’autre côté, un coin salon estampillé Jean Nouvel s’étale devant une table basse couverte de magazines d’archi ; d’ici, on aperçoit quelques-uns des 130 collaborateurs qui montent et descendent l’escalier. A leur look, on ne peut s’empêcher de penser que l’architecture est un continent un peu à part, un petit bout de terre où les habitants se redessinent eux-mêmes ; ni masculins, ni féminins, ils ressemblent aux lieux, simples, discrets, sans ostentation. Enfin, comme dans tout bureau d’archi, ça sent le papier, les ordis qui surchauffent et les machines qui impriment sur d’épais rouleaux.

Arrive Charlotte, l’assistante depuis plus de vingt ans, pour vous mener à la salle de réunion du second. Jean Nouvel n’a jamais construit sa propre maison, pas plus qu’il ne possède de bureau à lui, ici ou ailleurs. La salle de réunion n’est ni vaste ni petite, ni gaie ni triste, juste découpée par des murs blancs et gris entre de grandes portes noires plutôt mates. Au centre, un écran géant et plusieurs micros de vidéoconférence trahissent l’apparent dépouillement des lieux.

Prix Pritzker 2008 (l’équivalent du prix Nobel pour l’architecture), Jean Nouvel aligne les projets XXL, aux quatre coins du globe. Comme le Louvre Abu Dhabi (2017). Après avoir réalisé, à Paris, l’Institut du monde arabe (1987), la Fondation Cartier (1994) ou le Quai Branly (2006). A son actif aussi : d’immenses tours à Barcelone, Doha, Sydney, Manhattan ou Charleroi (le nouvel hôtel de police), des théâtres, des auditoriums, des logements sociaux… Et tandis que le parquet résonne sous les talons qui se pressent à tous les étages, arrive, à pas de loup, l’énigmatique Jean Nouvel. Tout de noir vêtu. Sa petite coquetterie à lui, jamais de couleur, que du monochrome ; question d’esthétique, de proportionnalité du corps et de masculinité. Physiquement, il y a de la dramaturgie en Nouvel, un petit côté qui rappelle le méchant dans un vieux James Bond, un peu de Yul Brynner qui interpréterait Dark Vador. Arrivé avec un quart d’heure d’avance, Nouvel vous demande de pardonner… son retard, tant il est rarement à l’heure. Du coup, s’excuser est devenu un réflexe conditionné.

Son petit accent du Sud-Ouest qui ricoche sur le plancher rappelle subitement que l’un des plus grands architectes au monde est Français, du Périgord noir, ce qui semble être encore mieux. Ses retards, sourit-il, sont gravés dans son ADN tant il aime  » s’installer  » là où il se pose pour  » faire durer  » les moments avec les autres. A Paris aujourd’hui, souvent à Roissy, l’homme de 72 ans passe les trois quarts de son temps loin de chez lui. Détendu, un coude sur la table, l’autre sur le dossier de sa chaise, il observe la lumière qui s’échappe déjà vers la nuit. Regard au loin quand il attend vos questions ; regard en l’air quand il y cherche des réponses. Souvent précises, rarement concises. Ce qui frappe, c’est la grande douceur qu’il dégage, un phrasé calme, une voix basse, ni show ni bling-bling de la part d’un homme dont on dit pourtant qu’il aimait rouler en Ferrari, se taper la cloche et dépenser plus encore que ce qu’il gagne. Un peu comme Johnny.

Son premier contact avec l’art ? Jean Nouvel confie qu’il remonte à l’adolescence, pas avant. Pour ses parents, professeurs tous les deux, l’art n’était pas important. Ce qui primait, c’étaient les maths, la physique, les sciences.  » Les choses sérieuses, quoi !  » lâche-t-il dans un léger rictus. Alors, l’art, c’est grâce à l’école et à un prof de dessin, un artiste plasticien qui lui apprendra à tenir un crayon, puis un pinceau. Une découverte et une révélation qui pousseront l’adolescent à déclarer qu’il sera peintre ou rien, à tout le moins artiste. Avant de s’incliner comme la plupart devant l’autorité parentale qui ne souhaitait pas voir le fiston  » tirer le diable par la queue « . Alors ce sera l’architecture, le compromis entre les choses sérieuses et l’esthétique.

L’architecture, cette exception

Rapidement passionné, Jean se fait remarquer et intègre le bureau de l’architecte Claude Parent avant d’être nommé architecte de la Biennale de Paris alors qu’il n’est même pas encore diplômé. Suivront quatre autres biennales, l’occasion pour le jeune architecte de fréquenter les plus grands artistes de l’époque dont beaucoup sont devenus ses amis. Des artistes qu’il ne manquera pas d’inviter ensuite dans nombre de ses projets d’architecture, participant ainsi au dialogue entre les arts. Comme ce plan de réhabilitation de la place centrale de Colle di Val d’Elsa, en Toscane, sur lequel Daniel Buren – en tête de sa sélection pour notre Renc’art – l’a rejoint.  » Je ne fais pas que des projets pharaoniques, précise l’architecte. Il y en a d’autres, des moins connus mais que j’accepte par militantisme, pour aider à la mutation des villes.  »

L’architecture, un art, évidemment, mais une discipline exigeante qui s’inscrit avant tout dans un  » contexte  » qui fouette la créativité en lui imposant le respect des lieux.  » L’architecture, ce n’est pas un caprice, encore moins un style que l’on reproduirait comme un plasticien le ferait avec son style. Non, c’est un lieu, une histoire qui aboutit à la pétrification d’un moment de culture. C’est du sens et de la sensibilité.  » Tout le contraire de ce qui se fait aujourd’hui où seuls comptent désormais la rapidité, la rentabilité et la spéculation immobilière.  » Naïvement sans doute, je pensais qu’avec la démocratie, l’architecture allait s’étendre à toute la société. C’est tout le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, elle est une exception, réservée à quelques projets symboliques de grande ampleur alors qu’intrinsèquement, c’est l’habitation privée qu’elle devrait toucher. Si on construit, c’est quand même pour améliorer la vie des gens !  »

Pour le reste, déclare-t-il, on  » clone  » des parallélépipèdes dans des bureaux d’études, on ajoute quelques densités, on change un peu les hauteurs et on plante le tout dans des zonings qui n’ont comme seul mérite que d’être des terrains constructibles.  » De l’ubu-urbanisme « , selon lui et, in fine, des séries de bâtiments qui ne tiennent compte ni du paysage, ni du vent, encore moins de la végétation ou de la manière de vivre des gens.

César, ce cador

Et c’est sur ces considérations que Jean Nouvel présente sa deuxième oeuvre d’art préférée : Sein, signée César, un artiste qu’il a rencontré alors qu’il était toujours étudiant à l’Ecole supérieure des beaux-arts de Paris ; la galerie de César étant située tout à côté, les deux hommes finirent par devenir amis.  » César, explique Nouvel, l’air docte, c’est trois concepts : la compression, l’expansion et l’empreinte humaine ; de là, il a déverrouillé les frontières de l’art et ouvert grand le champ des possibles. C’était un homme libre, fantasque, drôle et qui s’attaquait à tout ce qu’il trouvait, le fer, le métal, le polyuréthane, la pierre…  »

Aussi à l’aise en art plastique qu’en architecture, Jean Nouvel confesse cependant qu’il n’aurait jamais supporté d’enseigner :  » A mes yeux, un enseignant est celui qui révèle un étudiant à lui-même alors qu’en réalité, il attend surtout que les étudiants fassent comme lui. Ça m’horripile ! Et grâce à Mai 68, j’ai eu la chance de passer un peu à côté de l’enseignement traditionnel, d’échapper à l’académisme qui vise à faire répéter des modèles que les professeurs seraient bien incapables d’atteindre un jour. Tout le contraire de César, lui, c’est un cador !  »

La naissance, cette rallonge de la vie

Pour clore sa sélection, Jean Nouvel a choisi une installation de son amie Sophie Calle qui, récemment, investissait le Musée de la chasse à Paris avec sa collection d’animaux empaillés.  » J’aime beaucoup son univers. Elle a ses mythologies personnelles qu’elle exprime souvent avec violence mais qui restent criantes de vérité. Elle garde une relation affective très forte avec ceux qu’elle a aimés, dont ses animaux.  »

Sur ses morts à lui, Nouvel confie garder un rapport très douloureux. Sans compter qu’aujourd’hui, la cadence de sa propre existence a tendance à sérieusement s’accélérer :  » L’échéance se rapproche et j’aimerais qu’on puisse me rallonger le ticket. Même si l’épicurien que je suis aimerait surtout ne jamais mourir. Mais le pire, c’est que l’architecture nécessite un temps long, cela renforce notre angoisse de partir trop tôt. Car c’est en vieillissant que l’architecte atteint l’âge de sa meilleure expression.  »  » Jeune papa  » d’une petite fille d’un an à peine et  » vieux papa  » de trois grands enfants, il reconnaît que, sans doute, ce quatrième enfant comble un désir de rallonger la vie.  » En tout cas, je ne m’étais jamais imaginé cela. Une belle surprise qui témoigne en tout cas de ma confiance en l’avenir.  »

Ni collectionneur d’oeuvres d’art, ni propriétaire, Jean Nouvel confie avoir un petit côté Bernard Palissy, cet artiste de la Renaissance qui, pour créer ses céramiques, brûlait petit à petit tout son mobilier en vue d’alimenter ses fours.  » Tout ce que j’avais, je l’ai mis dans l’architecture. Parfois, quand je vois certains ennuis que j’ai (NDLR : une procédure judiciaire est en cours contre son ancien associé et ami), je le regrette un peu.  » Toutes les oeuvres qu’il possède, il les a reçues de ses amis artistes.  » Mon petit défaut est que j’ai tendance à préférer les oeuvres créées pour être dans un contexte. Du coup, chez moi, je n’accroche aucun de mes tableaux, je les pose contre les murs, ils se promènent…  »

Pour conclure, le starchitecte affirme qu’il lui est impossible de désigner son oeuvre d’art préférée ou l’art qu’il place au-dessus de tout.  » Cette manie du classement héritée des sciences du xixe, je ne peux pas ! Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a des milliers de choses que je préfère à des millions de choses. « 

Sophie Calle (1953)

Photographe, cinéaste, conceptualiste, écrivaine… Impossible de cantonner Sophie Calle dans une seule discipline. Son oeuvre est avant tout une mise en scène de sa propre vie, de ses peurs (l’abandon, l’absence, la séparation…) et de ses inquiétudes. Une manière de tenter de les transcender, à tout le moins de réussir à vivre avec elles.

Sur le marché de l’art. En très grande majorité, des photos ; à partir de 2 500 euros. Record à 130 000 euros pour Sleepers, réalisée en 1979.

Sein, César, 1966.
Sein, César, 1966.© Fondation Gianadda, Valais, Suisse – belgaimage

César Baldaccini (1921 – 1998)

Il se lance dans la soudure en récupérant des bouts de ferraille pour en faire des figures animalières (phase I). En quête d’inspiration, cet autodidacte proclamé met la main sur une vieille presse américaine destinée à ratatiner les voitures. Commence alors la phase II de son art : les compressions. Souvent de voitures. C’est à cette époque qu’il faut rattacher les célèbres trophées, les César, statuettes dorées qui, chaque année, récompensent le petit monde du 7e art en France. Il découvre ensuite le polyuréthane, une mousse qui augmente au fur et à mesure qu’elle se déploie avant de se cristalliser en une forme solide (phase III). Avec ses  » nouvelles sculptures « , il organise des happenings, gagnant au passage sa réputation d’agitateur de l’art contemporain.

Sur le marché de l’art. 100 euros investis en 2000 en valent 150 aujourd’hui. Belle progression qui sera sans doute boostée par la rétrospective qui se tient au Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 26 mars prochain. De jolies compressions entre 15 000 et 20 000 euros. Un  » pouce  » (28 cm) dans les 5 000 euros.

Sculptures Daniel Buren, aménagement Jean Nouvel, Piazza Arnolfo di Cambio, Colle di Val D'Elsa Toscane, Italie, 2009.
Sculptures Daniel Buren, aménagement Jean Nouvel, Piazza Arnolfo di Cambio, Colle di Val D’Elsa Toscane, Italie, 2009.© dr

Daniel Buren (1938)

L’artiste plasticien français se distingue de nombre de ses contemporains pour avoir décliné son motif de bandes toute sa vie. Valorisant la création in situ, Daniel Buren ne considère pas le matériel (motif) ni le sujet mais bien le contexte qui l’accueille. En cela, il introduit un dialogue permanent entre l’oeuvre et son milieu.

Sur le marché de l’art. Très très cher. Pour ses acryliques mythiques (années 1960 et 1970) : 400 000 à 800 000 euros. Pour les oeuvres plus récentes : à partir de 30 000 euros, souvent jusqu’à dix fois plus.

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