La Beauté d'une Cicatrice, par Lionel Estève, 2012.Mur du fond : Selected recordings n°99, par Melik Ohanian, 2003. © LOLA PERTSOWSKY

Regrets éternels

Formidable forge de formes et d’idées, la mélancolie prend ses quartiers à la Villa Empain, à Bruxelles, le temps d’une exposition forcément incomplète. Variations autour de la  » bile noire « .

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !  » On connaît le célèbre vers de Lamartine, extrait du recueil Méditations poétiques paru en 1820. A problème simple, réponse basique, a-t-on envie d’écrire. En 1817, Julie Charles, l’être chéri par le poète, a été emportée prématurément par une tuberculose. Triste affaire. Il coule de source que l’auteur du Lac usera des mots pour s’attarder sur l’objet précis de sa douleur. Mais tout le monde n’a pas cette fortune qui consiste à identifier la cause de son malheur. Sans doute depuis la nuit des temps existe-t-il une autre catégorie d’artistes : les ténébreux, les inconsolables. Ceux-là n’ont pas la chance de mettre quelqu’un, une réalité positive aux contours nets, aux origines de leur désespoir.

Le spleen,  » cet état d’âme qui est à la fois le poison et le remède

Nés sous le signe de Saturne, ces maudits n’ont pas leur pareil pour déceler le vide sous le plein, la case manquante du réel. Où qu’ils soient, quoi qu’ils vivent, ils sont obnubilés par une  » présence de l’absence  » que rien ne saurait combler. Dans le ciel bleu de l’été, ils pressentent les frissons de l’automne. Devant la beauté et la profusion du vivant, leurs yeux voient  » partout le vide et les déserts « , selon le mot de Lamartine, encore lui. Ainsi d’un Patrick Modiano, Nobel à l’oeuvre symptomatique de cette insatisfaction originelle, dont toute la littérature tourne autour de l’absence, du vide, et de l’incomplétude qui va de pair avec nos destins éphémères.

Remuer les traces du passé pour retrouver les disparus, telle est l’une des caractéristiques de ce  » charme douloureux  » que l’on nomme mélancolie. Avec, en mémoire, une très belle exposition sur cette thématique signée par Jean Clair en 2005 (Grand Palais, à Paris), Louma Salamé, la directrice générale de la fondation Boghossian et commissaire du présent accrochage, remet le couvert de la  » bile noire  » en conviant une trentaine d’artistes dans le somptueux cadre Art déco de la Villa Empain. 70 oeuvres, toujours pertinentes, souvent bouleversantes, y cernent le spleen.  » Cet état d’âme qui est à la fois le poison et le remède « , rappelle celle dont Melancholia est la troisième exposition dans le joyau de l’avenue Franklin Roosevelt.

Ames frétillantes

Dès le jardin de la Villa Empain, une oeuvre épouse le propos dès ses abords. On doit Animitas à Christian Boltanski, artiste français autodidacte obsédé par la question de la mémoire. L’installation consiste en une série de clochettes traditionnelles japonaises suspendues au bout de tiges recourbées qui ont été plantées méthodiquement dans le sol. Les petites cloches en question sont prolongées par un rectangle de Plexiglas qu’emporte le moindre courant d’air. L’idée ici est de faire entendre une frétillante  » musique des âmes « , un bruissement du vide, en évoquant ces esprits disparus qui hantent les vivants. A l’origine, c’est dans le désert de l’Atacama, lieu ô combien chargé d’histoire (le général Pinochet y a enseveli nombre de ses victimes), que le plasticien a imaginé ce dispositif dont l’agencement est censé restituer la configuration des étoiles de la nuit de naissance de l’artiste. L’oeuvre, qui invite à la contemplation, est de celles qui restituent à plein régime cette  » présence de l’absence  » évoquée plus haut, les tintements cristallins repoétisent l’environnement. Le tout pour une sonate de nulle part dont ce n’est pas la moindre des vertus que de nous extraire d’un quotidien prosaïque.

Rovesciare i propri occhi, par Giuseppe Penone,  1970.
Rovesciare i propri occhi, par Giuseppe Penone, 1970.© PAOLO MUSSAT SARTOR/ARCHIVIO PENONE

Non loin de l’opus de Boltanski, on s’émeut de la présence d’une construction de Tatiana Wolska. Appuyée sur deux arbres, il s’agit d’une cabane, ou plutôt de sa métaphore, réalisée à partir de chutes de bois de la Villa. Accessible au public, ce lieu à l’abri de l’agitation évoque un refuge utérin dont l’architecture organique invite à se libérer des contraintes du réel. La suite de Melancholia se découvre à l’intérieur. La transition est facile car, comme chez Wolska, il est aussi question de cocon intime dans le Secrétaire du baron, pièce dont on aperçoit les volutes noires depuis l’extérieur. Aménagé comme un lieu mental par Abdelkader Benchamma, l’espace semble déformé par une fresque déroutante traversée de motifs immersifs. Perdu au départ, l’oeil finit par habiter ces étranges vagues dont les concentrations invitent à la rêverie mélancolique.

Plus avant, le hall d’entrée livre quant à lui un autre axe fort du rapport à l’acédie – un terme utilisé en théologie catholique pour désigner une  » affection spirituelle atteignant principalement les moines qui se manifeste par l’ennui, le dégoût de la prière et le découragement  » -, à savoir la contemplation des ruines. Claudio Parmiggiani, figure emblématique de l’Arte Povera, propose ce que Louma Salamé nomme un  » assemblage archéologique « . Il s’agit de dizaines de têtes de statues classiques jonchant le sol. Triste et heureux constat à la fois : la sérénité des visages marmoréens a beau être soumise sans ménagement au temps, il est toujours possible d’en réactiver la mémoire, semble susurrer cette pièce ( Senza Titolo), conçue entre 2013 et 2015. C’est donc bien cette idée de  » poison et de remède  » qui est ici convoquée.

Photo emblématique

Le rez-de-chaussée fait également place à un très beau polyptyque monochrome de Pascal Convert : il s’agit d’une reconstitution, à partir de clichés pris par des drones, de la falaise de Bamiyan – celle-là même qu’un édit du mollah Omar a privée de trois immenses Bouddhas sculptés entre 300 et 700 après J.-C. Sic transit gloria mundi. A l’étage, le propos se densifie entre les visages mélancoliques de Paul Delvaux, les lignes de fuite de Léon Spilliaert, les décomptes répétitifs d’On Kawara, les lumières rasantes de Giorgio De Chirico et les remarquables dessins décatis de Martin Kippenberger. C’est une photo, éminemment emblématique, de Giuseppe Penone que l’on retient en particulier. Rovesciare i propri occhi ( » retourner ses propres yeux « ), un autoportrait de 1970, figure l’artiste affublé de lentilles de contact réfléchissant la lumière. Cette façon de tourner le dos au monde pour se centrer sur son intériorité est à n’en pas douter le geste mélancolique fondateur.

Melancholia, à la fondation Boghossian-Villa Empain, à Bruxelles, jusqu’au 19 août prochain. www.fondationboghossian.com

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