Laurent de Sutter

Francken et les réfugiés : c’est le moment de… (re)lire le « Manifeste du tiers paysage »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Vivre dans un pays aux mains de la droite extrême suscite une curieuse impression : celle, inconfortable, de la continuation du même, de la perpétuation par d’autres moyens de ce qui constitue l’éternité de la politique.

Car entre un gouvernement de droite extrême et un gouvernement, disons, de centre-gauche, la différence, s’aperçoit-on, est avant tout de degré, et non de nature – de style, et non de procédé.

Ce qui nous révulse lorsqu’un ministre issu d’un parti de droite extrême nous rappelle où il s’inscrit, c’est l’inélégance dont il fait la preuve, et qui nous rappelle trop combien notre existence est désormais à la merci de salauds. Notre bonne conscience en est troublée ; surtout, le cours confortable des jours prend, à cause d’un homme, une teinte sinistre. C’est assez dire que la politique, dans nos démocraties malades, est avant tout un style rhétorique, une manière de parler – ou de se présenter, à ceux qui n’ont pas la chance, comme nous, de vivre à l’abri d’une Constitution.

Ce style, c’est celui de la culture : la politique, à nos yeux, est une affaire de principes ou de valeurs, devant s’associer à une apparence de respectabilité ; elle est un régime du sensible relevant, par décision, d’une esthétique du bon goût. Mais que faire lorsqu’on se rend compte que cette culture admet les salauds – pire : qu’elle les aime, car ils ne font jamais que dire tout haut ce que les autres disent tout bas, bref de se montrer à sa hauteur là où pullulent les lâches ?

Dans son Manifeste du tiers paysage, Gilles Clément avait pourtant proposé une réponse à cette question : le problème est précisément la culture ; il est le fait que nous entretenions un rapport cultivé aux choses, sans nous rendre compte que la culture est ce qui tue, ce qui étouffe, ce qui annule. Dans les champs cultivés du monde industriel, plus rien ne pousse, si ce n’est ce que l’agriculture chimique accepte de faire pousser ; tout est mort, sauf la discipline polie des cultures en ligne et de leurs plantes toutes identiques. Si l’on veut trouver autre chose que cette mort se présentant sous les atours de la vie, c’est ailleurs qu’il faut regarder : entre les champs – dans les petits interstices qui les séparent, et où grouille ce qui reste de biodiversité dans les campagnes.

Il en va de même de la politique : notre culture démocratique étant devenue une culture ne voyant plus les salauds que comme des rustres impolis, plutôt que le scandale permanent qu’ils devraient être, c’est ailleurs qu’il faut en trouver la vie. Cet ailleurs, cette friche de la politique, ce que Clément appelle le  » tiers paysage « , porte désormais un nom, que les salauds vomissent : le nom de  » migrant « . Comme il existe un  » tiers paysage « , il existe aujourd’hui un  » tiers peuple « , dont la simple présence vaut dénonciation de notre relation cultivée à la politique – un  » tiers peuple  » qui est au-delà de la distinction entre bon et mauvais goût.

Les  » migrants  » nous en conjurent : l’âge esthétique des démocraties occidentales est terminé ; il faut en tirer les conséquences, à peine de risquer de les voir disparaître tout court. Les salauds, eux, y travaillent.

Manifeste du tiers paysage, par Gilles Clément, éd. Sens & Tonka, 2014, 48 p.

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