Laurent de Sutter, philosophe © GERALDINE JACQUES

(re)lire  » la force de l’ordre « 

« Protéger et servir  » : lorsque l’officier Joseph S. Dorobek, du LAPD, suggéra cette formule en 1955, à l’occasion d’un concours visant à déterminer quel serait le nouveau slogan du service, il ne se doutait pas qu’elle finirait par susciter davantage de ricanements qu’autre chose. Parler de  » protéger et servir « , dans son esprit, c’était désigner une sorte d’idéal de la police, entendue comme la meilleure amie d’une population soumise aux forces les plus dangereuses – et que seul l’uniforme des forces de l’ordre pouvait protéger de la chute.

Dans une enquête ethnographique sur l’activité des brigades anticriminalité (BAC) dans les banlieues de Paris, La Force de l’ordre, Didier Fassin faisait pourtant entendre un autre son de cloche : et si ce qu’il s’agissait de protéger et servir était tout autre que la population ? A suivre les représentants des BAC, et à observer la manière dont celles-ci opèrent auprès des habitants des barres d’immeubles des quartiers défavorisés, l’opinion de Fassin était arrêtée : la police sert avant tout la police – et puis, dans un second temps, ses maîtres. La population, en revanche, ne représente guère qu’une nuisance à réduire au silence, comme si ce qu’il s’agissait de  » protéger et servir  » étaient les autorités, toujours susceptibles des attaques les plus viles de ceux qu’il convenait de garder à l’oeil. Le malentendu entourant les actions des forces de police se trouve tout entier contenu dans l’ambiguïté de la devise du LAPD :  » protéger et servir « , certes – mais qui ? Et que se passe-t-il si la réponse à cette question est : tout sauf vous ?

La multiplication récente d’affaires ayant soulevé l’opinion publique, tant en France qu’en Belgique ou aux Etats-Unis, devrait, de ce point de vue, valoir comme autant de rappels de ce qu’il serait temps d’arrêter de considérer la police comme l’amie des opprimés. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’elle serait leur ennemie ; cela signifie juste que si elle devait être sommée de choisir entre la population et les autorités, elle ne dépenserait pas beaucoup d’énergie à faire semblant de barguigner. Au contraire, affirmer sa relation fondamentale de sujétion aux pouvoirs en place constitue la meilleure arme à sa disposition lorsqu’elle tente d’assurer sa propre autorité, au cas où les flingues et les matraques dont elle dispose ne suffiraient pas. Il n’en reste pas moins que beaucoup, parmi les citoyens, continuent à estimer que les forces de police constituent leurs meilleurs alliés, et que, sans elles, nous vivrions dans une société livrée tout entière au chaos, à la barbarie, voire même pire : à la vie. Matraquer des manifestations de féministes, s’amuser à déchirer le cul d’un gamin des banlieues, ou décharger son arme à feu sur un homme à terre ne les émeuvent pas plus que cela – pourvu que cela permette que rien ne se passe qui ne soit par avance connu.

De ce point de vue, il faut bien admettre que ce que  » protègent et servent  » les forces de police excède jusqu’au domaine plus ou moins restreint du pouvoir ; ce qu’elles  » protègent et servent  » est un véritable ordre du monde, dont les autorités ne sont que de simples représentants. Cet ordre peut être décrit d’innombrables manières ; la plus simple et la plus efficace de ces descriptions, toutefois, tient en un seul mot, désignant la plus familière et la plus innocente des activités, du moins, en apparence : le mot  » sommeil « .

La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, par Didier Fassin, Le Seuil, 2011, 408 p.

Par Laurent de Sutter, philosophe

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