Auto Sculpture 1, David De Beyter, 2015. © DAVID DE BEYTER

Quand le viseur fait boum

Travaillée par l’idée de pratiques photographiques en mutation, la Biennale de l’image possible offre un instantané des nouvelles émergences visuelles. Une déflagration en huit expositions liégeoises.

Trump, Syrie, réchauffement climatique… Difficile d’échapper au désespoir. Mais tout le monde ne voit pas les choses de cette façon. Directrice artistique de l’édition 2018 de la Biennale de l’image possible (BIP), Anne-Françoise Lesuisse livre sa version des faits en même temps que la note d’intention de cet événement, qui en est à sa 11e édition :  » Certains artistes aujourd’hui revendiquent la catastrophe comme un terreau euphorique et débordant. Ils détruisent et construisent dans le même mouvement. Sans naïveté mais ancrés dans le présent, ils échafaudent des images qui parlent de demain, qui s’y jettent à corps perdu sans savoir de quoi il sera fait. Dans la profusion souvent, animées d’un esprit d’expérimentation ludique et généreuse, nouées à la mélancolie contemporaine sans en être victimes, ces images ne dénoncent pas, ne résistent plus, ne font plus de procès. Elles témoignent plutôt d’un instant vivant, d’un état de vibration, d’un présent intense qui ouvre tant sur le doute que sur le potentiel de l’avenir.  »

De la série Le Complexe du homard, Cléo-Nikita Thomasson, 2015-2016.
De la série Le Complexe du homard, Cléo-Nikita Thomasson, 2015-2016.© CLÉO-NIKITA THOMASSON

Difficile de trouver meilleure entrée en matière pour aborder le millésime 2018 de cette manifestation liégeoise dont les lettres de noblesse remontent à 1997. La nouvelle BIP s’articule autour d’un temps fort se déroulant à La Boverie. Avec son titre aux allures d’oxymore, l’exposition Fluo noir décline cette thématique du  » détruire c’est créer  » avec véhémence. S’il ne fallait en retenir qu’un seul exemple, ce serait dans le travail de David De Beyter qu’on le puiserait. Passé par l’atelier de photographie de La Cambre (Bruxelles), ce Français propose une série d’images percutantes. En leur centre, une pratique nommée  » Big Bangers « , qui consiste à démolir des voitures pour la seule… beauté du geste. En documentant le phénomène avec précision et augmentant son propos de collages et autres vidéos, le plasticien illustre parfaitement la fascination  » d’une humanité qui produit dans le plaisir ses propres ruines « . Brûlant dans des champs perdus, les voitures en question s’offrent au regard quelque part entre un totem païen et une oeuvre d’art que ne renierait pas le sculpteur César.

Centre et périphéries

Ce qui fait la force de la biennale liégeoise, c’est que les sept accrochages qui gravitent autour de l’exposition centrale déploient une densité équivalente, ce quelle que soit leur taille. On s’arrêtera tout particulièrement sur quatre d’entre eux. Sous l’image à la galerie Les Drapiers en fournit une preuve manifeste. Les travaux d’artistes issus de deux générations différentes y dialoguent. Léa Belooussovitch utilise le crayon et la couleur pour répercuter des images sur un support en feutre. Les représentations en question sont brutales, elles proviennent d’articles de presse traitant de zones en conflit. Cette horreur que l’objectif dévoile à travers une netteté sensationnaliste, la créatrice la voile avec pudeur, engendrant de la sorte une image d’une nature critique. Elle explique :  » Je m’arrête sur les personnages en souffrance qui sont dans une situation d’entre-deux. Je les recadre, j’opère un déplacement.  » Entre la réalité crue et l’oeil du regardeur, la plasticienne dépose un voile de pudeur. Si  » détruire c’est créer « , Léa Belooussovitch prouve quant à elle que  » transformer c’est créer « . Aux rideaux pudiques et halos de pigments de cette artiste née à Paris en 1989 et vivant à Bruxelles répondent les oeuvres intimistes de Jean-Pierre Ransonnet,  » peintre des forêts ardennaises « , selon l’expression d’Emmanuel d’Autreppe. Les images de ce dernier procèdent également d’une réécriture du réel, certes plus poétique et personnelle, où la main prend le relais de l’oeil.

Houla, Syrie, Sous l'image, Léa Belooussovitch, 2017.
Houla, Syrie, Sous l’image, Léa Belooussovitch, 2017.© LEA BELOOSSOVITCH

A quelques encablures des Drapiers, la Space Collection réunit une vingtaine d’artistes à la faveur d’une exposition thématique axée sur le chat. Les pieds dans les graviers de 170 paquets de litière déversés sur le sol de l’espace d’exposition, le visiteur découvre une proposition décalée qui examine la question de la prolifération des félins domestiques dans le champ actuel de la représentation, en particulier celui des réseaux sociaux. Pussy se révèle comme un condensé des projections fantasmatiques dont les chats sont bien malgré eux le réceptacle. Qu’est-ce que le chat dit de nous ? Il ne faut surtout pas rater la vidéo d’Emilia Ukkonen sur le sujet, soit une fiction redoutablement écrite témoignant du véritable délire interprétatif qu’une boule de poils peut susciter.

Pascale R., Carole Bellaiche, 1978.
Pascale R., Carole Bellaiche, 1978.© CAROLE BELLAICHE

Intense adolescence

Le centre culturel de Liège Les Chiroux présente, pour sa part, Ultra Normal, qui concentre les travaux de sept jeunes photographes originaires des écoles de photographie les plus significatives du pays. Mention pour le très touchant Complexe du homard de Cléo-Nikita Thomasson, conçu comme une immersion au coeur de l’adolescence nue. Au-delà des images brutes, parfois bouleversantes, l’oeuvre donne à lire des textes témoignant de l’intensité électrisante de cette période charnière du développement. C’est également d’adolescence, âge de tous les possibles mais également de tous les impossibles, dont il est question dans ce qui constitue à nos yeux le temps fort de la programmation. Sous le titre L’image adolescente, le centre wallon d’art contemporain La Châtaigneraie aligne les opus de huit créateurs belges et internationaux. Ce sont les images documentaires de la photographe Annie Van Gemert qui enclenchent le propos. Dans Jongens & meisjes, elle suit au fil de six années les mutations délicates d’une trentaine de filles plutôt garçonnes et de garçons aux contours féminins. Face à cette indétermination visuelle, le spectateur est renvoyé vers ses propres attentes, son étrange volonté de tout ranger sous des étiquettes, aussi inopérantes soient-elles. A l’étage, il faut s’arrêter un long moment sur les tirages à la gomme bichromatée du Liégeois Jean Janssis qui se caractérisent par une texture que l’on dirait palpable. Chez lui, le corps, souvent masculin, occupe une place centrale, qu’il soit dans la force de l’âge ou altéré par le temps. Un travail auquel fait écho celui de Carole Bellaïche, qui a remis en lumière des pellicules oubliées pendant quatre décennies. L’effet des anatomies intactes versus l’altération des films rongés par le temps nous plonge dans une intense méditation sur le statut de l’image et son déploiement. Un effet collatéral qui va comme un gant au projet global qu’incarne la BIP.

Biennale de l’image possible, à Liège, jusqu’au 1er avril prochain. www.bipliege.org

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