Exercice européen sous l'oeil de Jan Jambon. Quid pour la capitale de l'Europe ? © FRANCOIS WALSCHAERTS/ISOPIX

Protection civile : les Bruxellois méprisés

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Dans la capitale, le service d’aide médicale urgente ne serait pas en mesure d’intervenir efficacement s’il faisait face à une attaque terroriste chimique, bactériologique ou radiologique majeure. La réforme de la protection civile aggrave encore la situation. Au sein du gouvernement bruxellois, on s’inquiète.

Ce n’était pas nécessaire d’en remettre une couche. Bruxelles, capitale de la Belgique et de l’Europe, noeud routier, ferroviaire et aérien, siège de plusieurs institutions internationales et terre d’accueil de nombreuses industries, est par définition une zone à risques en matière d’accidents ou attentats impliquant des agents chimiques, biologiques, radiologiques, nucléaires et explosifs (CBRN-E). Les services de secours de Bruxelles ne sont pourtant pas en mesure d’y répondre, faute de moyens et de coordination : à titre d’illustration, cinq hommes seulement sont de garde à la caserne de protection civile de Liedekerke, dont Bruxelles dépend, le week-end. C’est dire si la réforme de cette protection civile, annoncée en avril par le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA), est venue appuyer un peu plus là où ça faisait déjà mal.

Cette réforme prévoit de ne conserver que deux des six casernes actuelles. A partir de 2019, les 34 services d’incendie du pays, et le Service d’incendie et d’aide médicale urgente (Siamu) à Bruxelles agiront en première ligne en cas d’urgence. La protection civile n’interviendra que dans un deuxième temps, si nécessaire. Ses terrains d’action : les incidents CBRN-E, les inondations, les gros incendies et l’aide aux bourgmestres et gouverneurs pour la gestion de crise.

Les deux casernes de protection civile maintenues sont celles de Brasschaat (Anvers) et Crisnée (Liège). La caserne de Liedekerke (Brabant flamand), la plus proche de Bruxelles, disparaît. Autant dire qu’avant de voir les véhicules et les équipes de la protection civile débouler à Bruxelles, il faudra patienter entre 1h30 et 2h30. Sans compter le temps nécessaire au déploiement du matériel, pour une opération de décontamination, par exemple.  » Le critère du délai d’intervention n’est plus déterminant puisque la protection civile n’a pas à intervenir la première « , a répondu le ministre Jambon, interpellé par des députés inquiets au Parlement.  » Il est incompréhensible que la zone urbaine la plus importante du pays ne dispose pas d’une caserne !  » rétorque la secrétaire d’Etat bruxelloise de la Lutte contre l’incendie et de l’Aide médicale urgente, Cécile Jodogne (DéFI). Légalement, c’est en effet la protection civile qui est chargée de procéder à l’analyse approfondie des agents toxiques et d’assurer la décontamination de la population, des véhicules et, dans certains cas, du personnel de secours. Une tâche à accomplir au plus vite si l’on veut limiter la dispersion des victimes potentiellement contaminantes dans la nature et limiter leur afflux dans des hôpitaux non préparés. La protection civile dispose d’ailleurs des moyens de détection et d’intervention ad hoc pour ces missions.  » Cette réforme aggrave la situation de Bruxelles, qui voit s’éloigner la protection civile « , martèle un cadre des pompiers.

Le 4 mai 2013, un train de marchandises transportant de l'acrylonitrile avait déraillé à Wetteren, forçant l'évacuation de 2 000 riverains.
Le 4 mai 2013, un train de marchandises transportant de l’acrylonitrile avait déraillé à Wetteren, forçant l’évacuation de 2 000 riverains.© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

Une caserne par Région. Vraiment ?

Pour choisir ces deux casernes, trois analyses, opérationnelle, économique et de risques, ont été menées. Les risques sont liés à la présence de sites nucléaires et d’entreprises Seveso de seuil haut (le pays en compte 209 sur 381), actives dans les matières premières et les substances dangereuses.  » Le critère des entreprises Seveso ne tient pas la route, relève la parlementaire CDH Catherine Fonck. C’est la province d’Anvers qui en compte le plus – et bénéficie d’ailleurs des services de la caserne de Brasschaat – mais le Hainaut, qui vient en deuxième position, se trouve à plus de 1h30 de distance de la caserne de Crisnée !  »

 » Le positionnement des casernes sauvegardées n’est pas judicieux, embraie Pierre Mols, chef du service des urgences de l’hôpital Saint-Pierre. En cas d’accident chimique à Chimay, il vaudrait mieux appeler la protection civile française plutôt que belge, vu ses délais d’intervention probables. Il aurait fallu prévoir trois unités de protection civile, dont une à Bruxelles.  »

Depuis une dizaine d’années, Bruxelles et ses gouverneurs successifs ont réclamé un poste avancé de protection civile ou, au moins, un entrepôt de matériel CBRN-E. En vain. Pour Jan Jambon, la protection civile n’a jamais joué un rôle majeur dans les incidents d’ampleur survenus dans la capitale, ce que confirment les acteurs de terrain. Et le Siamu bruxellois est parfaitement à même d’assurer les secours de première ligne. Sauf que le contexte a changé avec la menace terroriste. Et que les équipes de ce service de secours ne sont pas particulièrement formées ni équipées pour intervenir lors d’importants accidents de type CBRN-E. Les pompiers de la capitale disposent bien d’une équipe dite Hazmat, chargée d’intervenir avec de l’équipement particulier en cas de suspicion de fuite de produits chimiques dans une entreprise, par exemple. Ils disposent de deux détecteurs pour réagir face aux accidents de type Seveso et de dix autres pour les gaz de guerre (sarin, ypérite…). Point barre. Un détecteur basique coûte plusieurs dizaines de milliers d’euros.

 » Que la protection civile soit réorganisée n’est pas un souci, analyse un expert du dossier. Mais, dans ce cas, il faut que Bruxelles dispose de moyens propres pour faire face à ce type de risques, au sein du Siamu. Il faut recruter, former et investir dans du nouveau matériel.  » Coût ? Entre 3 et 5 millions d’euros, à la grosse louche.  » Depuis 2007, les pouvoirs fédéral et local ont assez investi dans les zones de secours, réplique un cadre de la protection civile. Je ne vois pas ce qui manque au Siamu pour faire ce que la protection civile ferait si elle arrivait un peu plus tôt sur les lieux. C’est vrai qu’il y a du retard dans la formation CBRN des membres du personnel, mais pas au Siamu. Il n’y a aucune raison d’être inquiet.  »

Le 4 octobre 1992, un Boeing 747 cargo israélien s'écrase sur un quartier d'Amsterdam, tuant 43 personnes. Il transportait en outre des composants d'armes chimiques.
Le 4 octobre 1992, un Boeing 747 cargo israélien s’écrase sur un quartier d’Amsterdam, tuant 43 personnes. Il transportait en outre des composants d’armes chimiques.© PATRICK ROBERT/GETTY IMAGES

Manque de tout mais enveloppe fermée

Ce qui manque ? A peu près tout : des tenues de protection pour le personnel qui se rend en zone contaminée, des tentes pour que les victimes puissent se déshabiller, des conteneurs de décontamination équipés de douches.  » En cas d’accident, nous pourrions prendre en charge quelques dizaines de victimes valides à décontaminer, confirme un responsable des pompiers. Mais pas plus de sept à huit par heure si elles sont aussi blessées. Il nous faudrait du personnel en plus pour assurer ce service, en attendant que la protection civile arrive.  »  » La décontamination est incontestablement le point faible « , insiste Eric Marion, directeur médical du 112. Il faudrait à Bruxelles une zone de décontamination comme il en existe à Lille, où d’anciens hangars réaffectés, à un kilomètre d’un hôpital, abritent tout un parcours de décontamination.  »

Aujourd’hui, le personnel de secours est toujours appelé individuellement, par téléphone, ce qui prend 45 minutes

Or, le ministre de l’Intérieur a déjà fait savoir que la réforme de la protection civile s’opérerait à enveloppe fermée. Certains soulèvent dès lors l’hypothèse d’une régionalisation larvée des services de secours. Car si le fédéral ne met pas la main au portefeuille, c’est la Région bruxelloise qui devra le faire si elle veut se prémunir contre les risques CBRN-E. Les pompiers bruxellois ont toutefois reçu une dotation fédérale de 3,6 millions d’euros, destinés à de l’investissement en matériel. Ils sont en train de s’équiper en matériel CBRN, au détriment d’autres postes. La loi leur impose d’être préparés pour de  » petits accidents CBRN  » et pour leur personnel. Rien d’autre.

 » Avec 180 000 euros, on pourrait déjà acheter deux détecteurs de base, des tentes de décontamination et des tenues de protection. Mais pas les douches. Et pas les appareils de mesure, qui coûteraient 150 000 euros de plus « , indique un responsable des pompiers.

Exercice dans le métro de Tokyo, vingt ans après l'attaque au gaz sarin perpétrée par des membres de la secte Aum.
Exercice dans le métro de Tokyo, vingt ans après l’attaque au gaz sarin perpétrée par des membres de la secte Aum.© KYODO/BELGAIMAGE

Impénétrable structure de coordination

La Belgique a déjà connu des accidents chimiques. Mais jamais des attentats comparables à celui que Tokyo a vécu le 20 mars 1995, lorsque la secte Aum a répandu du gaz sarin dans le métro, faisant 12 morts et plusieurs milliers de blessés.  » Quel que soit le produit utilisé, martèle cet expert en sécurité, le Siamu n’a pas le matériel pour faire face à une attaque chimique importante. Et ses pompiers ne sont pas formés.  »

Le manque de moyens se double d’une impénétrable structure de coordination. Depuis la 6e réforme de l’Etat, le ministre-président bruxellois, Rudi Vervoort (PS), et Viviane Scholliers (CDH), haute fonctionnaire désignée par le pouvoir régional mais représentant le pouvoir fédéral, se partagent la tutelle administrative et opérationnelle de la coordination des secours. Cette dernière, en place depuis juin 2016, a suspendu les activités d’un groupe de travail à l’oeuvre depuis 2012 pour mettre au point un plan régional de coordination des secours en cas d’urgence…

Cet embrouillamini ne fait que renforcer l’envie des équipes de terrain de disposer d’un seul pilote pour les situations d’urgence à Bruxelles, qui serait un genre de préfet de police.  » De toute façon, en cas d’urgence, le Siamu et la police s’occuperont de tout eux-mêmes, martèle un policier. Et ils se débrouilleront parce qu’ils se connaissent et savent mieux que quiconque ce qu’il y a à faire.  »  » Le jour des attentats de Bruxelles, le 22 mars 2016, tout a fonctionné grâce à un réseau de solidarité entre les professionnels de l’urgence, laisse tomber un cadre de la police. Ce n’est pas normal. La réponse à une situation comme celle-là devrait être structurelle.  » De l’avis de tous les services de secours concernés, cette organisation entre Régions, communes et fédéral est en tout cas bancale.

 » C’est une matière complexe qui devrait être abordée avec tous les services concernés « , relève Cécile Jodogne. En Belgique, on ne sait pas où on décontamine les gens : sur place ? dans un sas à l’hôpital ? Il y a bien un plan d’urgence CBRN en cours d’élaboration au fédéral mais il ne prévoit pas l’opérationnel, seulement les structures de gestion fédérales.  » Nous l’attendons pour le décliner au niveau de la Région bruxelloise « , ajoute Viviane Scholliers. Et d’ici là ? Rien.

A ce jour, le gouvernement fédéral n’a pas déterminé comment agir face au risque CBRN : quel acteur intervient, à quel moment, pour faire quoi et où, et qui assure la suite ?  » Le manque de doctrine permet le flou « , lâche un expert.  » Des sas de contamination existent dans quelques hôpitaux à Bruxelles et même dans quelques ambulances « , précise Pierre Mols. Encore faut-il que les victimes y arrivent.  » Personne ne sait, pour l’heure, où sont les stocks d’atropine, utilisée comme traitement contre les neurotoxiques « , soupire le docteur Eric Marion. Ni comment se procurer, en suffisance, des centaines de bouteilles d’oxygène. Aujourd’hui, le personnel de secours est toujours appelé individuellement, par téléphone, ce qui prend 45 minutes. A quand une procédure d’appel centralisée ? A Paris, par comparaison, deux équipes de secours CBRN sont prêtes à intervenir en permanence. Et les services de secours allemands se sont dotés de 7 000 détecteurs.

Seul l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek dispose, depuis un an, d’un véhicule Smur équipé pour intervenir en cas d’urgence CBRN, avec cinq personnes à bord et tout le matériel requis. L’équipe concernée compte au total 12 médecins, 30 ambulanciers et 20 infirmiers formés.  » C’est insuffisant mais c’est un début, commente Eric Mergny, chef des urgences de l’hôpital militaire. Il faudrait au moins un véhicule de ce genre par province pour mailler toute la Belgique.  » Ce Smur, payé sur le budget de la Santé publique, a coûté quelque 300 000 euros.

La caserne de Ghlin est appelée à disparaître.
La caserne de Ghlin est appelée à disparaître. © DIDIER LEBRUN/PHOTO NEWS

Concrètement, que se passera-t-il si un avion s’écrase avec à son bord des substances toxiques, comme cela s’était produit à Amsterdam, le 4 octobre 1992 ? A priori, ce sont d’abord des pompiers qui arriveront sur les lieux, sans savoir à quoi ils s’exposent en entrant dans la zone de contamination.  » Quand il y a une explosion, on ne sait pas tout de suite si c’est du CBRN ou non, fait remarquer un expert. Les premiers sur place sont, du coup, d’office contaminés.  » Comme lors de l’accident de train de Wetteren, le 4 mai 2013, au cours duquel plusieurs policiers avaient été intoxiqués. Il faudrait donc que les services d’urgence soient équipés de détecteurs et d’appareils de mesure, ceux dont, précisément, dispose la protection civile. On pourrait aussi en installer d’office, par exemple, dans certaines stations de métro : à Washington, c’est le cas sur tout le réseau souterrain.

Sans attendre les politiques, l’hôpital de Neder-Over-Heembeek organise exercices et entraînements avec les pompiers pour voir qui fait quoi en cas de catastrophe. A son initiative, les hôpitaux lui envoient à présent du personnel désireux de se former en CBRN.  » Vu le faible risque d’accident du genre, se préparer représente pour eux une perte financière « , relève le docteur Mergny. Ce coût justifierait-il de ne pas se préparer au pire ? Nul ne le comprendrait. Cécile Jodogne déposera prochainement une note sur le sujet au gouvernement bruxellois.

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