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Le médicament Prolia, un danger qui s’ignore

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Pour certains médecins, le Prolia est un médicament vedette, celui qui a révolutionné la prise en charge de l’ostéoporose. Pour d’autres, ce traitement est un danger… une fois arrêté, pouvant provoquer d’insidieuses fractures spontanées des vertèbres. Mais les autorités européennes refusent de reconnaître cet effet secondaire non mentionné sur la notice.

Ils devaient être sympas, les walking dinners entre deux conférences.  » Que pensez-vous de cet acide alendronique ? Il me tarde de lire vos recherches sur l’ostéolyse. Captivant, votre exposé sur l’impact de l’hyperprolactinémie !  » Comme 3 964 autres spécialistes des os, le professeur Olivier Lamy était de la party, au congrès mondial de l’ostéoporose organisé à Cracovie, du 19 au 22 avril dernier. Mais contrairement à ses quatre confrères suisses, lui n’avait pas été convié par Amgen, géant pharmaceutique américain. La conférence qu’il s’apprêtait à livrer lors de ce colloque n’y était pas étrangère. Comme les articles scientifiques et les interviews qu’il enchaîne depuis trois ans comme autant de mises en garde contre un effet secondaire insoupçonné du Prolia, récent traitement contre l’ostéoporose.

Alors, un billet vers la Pologne et la coquette chambre d’hôtel ad hoc, il pouvait toujours courir. Prolia, la quatrième meilleure vente annuelle d’Amgen ! Celle qui lui a permis d’empocher 1,05 milliard de dollars en 2016, 25 % de plus par rapport à l’année précédente ! Une maladie censée toucher une femme sur trois et un homme sur cinq au-delà de 50 ans aiguise forcément les appétits industriels. Vingt ans qu’aucune innovation n’avait plus fait son apparition en pharmacie, le Prolia avait donc des allures de messie. D’autant que les biphosphonates, jusqu’alors les médicaments les plus administrés, n’avaient jamais brillé par leur efficacité. Alors le bébé d’Amgen fut prescrit en veux-tu, en voilà, depuis juillet 2011, avec remboursement par l’Inami. Là où les ventes de ses concurrents régressaient, lui s’envolait. En 2016, 51 048 Belges s’en sont fait injecter une dose une fois tous les six mois. Quand même plus pratique qu’un comprimé quotidien de biphosphonate.

En 2016, 51 048 Belges s’en sont fait injecter une dose une fois tous les six mois

Olivier Lamy n’épingle pas tellement le traitement en lui-même. Mais bien son arrêt, et les conséquences qu’il semble provoquer. Au centre hospitalier universitaire de Lausanne, il suit quarante-cinq patientes (et un seul homme). Pierrette, Claudine, Claire… La soixantaine, parfois même pas. Certaines marchent avec un déambulateur, d’autres ne s’assoient plus que sur un coussin, quand elles ne sont pas contraintes de dormir dans la même position chaque foutue nuit. Ainsi va la vie, avec une colonne vertébrale brisée. Au mieux, elles n’ont qu’une ou deux vertèbres fracturées. Au pire, onze. En moyenne, cinq. Toutes survenues huit à seize mois après leur dernière dose de dénosumab, le nom non commercial du Prolia. Sauf que sa notice ne mentionnait nulle part ce risque de fracture vertébrale spontanée.

Réveil en fanfare

Cet  » effet rebond  » était  » déjà identifié depuis 2008 et bien étudié dans la littérature depuis 2011 « , précise Olivier Lamy. Une histoire d’ostéoblastes et d’ostéoclastes. Dans le meilleur des corps, les premiers (les cellules qui régénèrent l’os) et les seconds (celles qui les rongent) se contrebalancent parfaitement. L’ostéoporose vient rompre cet équilibre. Le Prolia endort donc les destructeurs matures, mais aussi tous leurs précurseurs. Sommeil généralisé. Réveil en fanfare. Dès que l’injection ne fait plus effet, les cellules rongeuses réattaquent l’os avec d’autant plus d’appétit, bouffant tout le renfort apporté par le médicament. Retour à la case  » ostéoporose « , voire aggravation de la situation initiale.  » Ce rebond biologique était donc connu, reprend le professeur. Mais on n’avait pas imaginé qu’il s’accompagnait de fractures.  » Crac, les vertèbres.

C’est qu’elles sont particulièrement exposées, elles qui se renouvellent en deux ans environ, là où d’autres os mettent le triple, voire davantage. Ces fractures spontanées sont difficilement détectables.  » Les deux, trois premières situations, à l’été 2015, on les a manquées « , reconnaît Olivier Lamy. Dans un reportage diffusé fin janvier dernier sur la Radio Télévision Suisse, les patientes racontent comment leurs douleurs n’ont pas été crues, du classique  » dans la tête, Madame  » au réducteur  » juste un lumbago « . En Suisse, 115 cas ont été signalés. Selon le professeur, le risque réel de fracture s’élèverait potentiellement à 15 %. D’autres spécialistes contestent, estimant que son échantillon n’est pas assez représentatif. Si, dans un premier temps, Amgen avait nié le problème et menacé-intimidé-maudit Olivier Lamy, la firme reconnaît aujourd’hui que cet effet secondaire existe à hauteur de… 0,2 %, selon ses propres recherches sur 23 000 personnes. Détail d’importance, la société ne se concentre pas sur les cobayes qui ont arrêté son médicament, mais sur tous ceux qui l’utilisent. Qui ont donc peu de chance de souffrir d’un effet rebond.

Le médicament Prolia, un danger qui s'ignore
© Charles Monnier

Où sont les Belges ?

15 % ou 0,2 %, des cas belges devraient de toute façon exister. D’ailleurs, en France, des patientes se sont manifestées dans un article du Monde, publié le 27 juin dernier. Mais les multiples médecins belges interrogés par nos soins affirment ne recenser aucun cas. Soit parce qu’ils refusent de se positionner, soit parce qu’ils n’ont jamais entendu parler de ce risque de fracture vertébrale spontanée ( » Je n’ai rien vu dans la littérature là-dessus « , assurera même l’un d’eux), soit parce qu’ils (dans les hôpitaux universitaires) sont au courant de cet effet rebond et limitent les dégâts. Comme Audrey Neuprez, médecin spécialiste au CHU de Liège.  » Pour diminuer cet effet rebond, expose-t-elle, on se dirige de plus en plus vers des traitements séquentiels.  » Comprenez : une fois le Prolia stoppé, un biphosphonate est prescrit comme relais, pour pérenniser le gain osseux. Anne Durnez, rhumatologue à Saint-Luc et à l’AZ Jan Portaels de Vilvorde, procède de la même manière. Et insiste :  » L’effet fracturaire n’a pas encore pu être démontré jusqu’à maintenant. Il faut rester prudent, ne pas avoir peur d’un effet secondaire rare et ne pas se tromper d’ennemi.  »

Ni de médecin, vu la disparité des connaissances en la matière. Or, le Prolia est prescriptible tant par un généraliste que par un spécialiste.  » Face à un nouveau médicament, observe cette blouse blanche, il y a parfois un effet d’engouement. Or, pour celui-ci, peut-être vaudrait-il mieux le laisser dans le chef d’un spécialiste.  » Danielle, 72 ans, ne souffre pas de fracture vertébrale spontanée et a été horrifiée de découvrir, via les cas suisses, qu’un tel risque était possible. Sa souffrance à elle, ce sont les douleurs musculaires aux jambes.  » Depuis un an et ma première injection, je n’ai pas un seul jour de repos.  » Un effet secondaire bien connu, lui. Qui n’aura été identifié qu’au bout d’une flopée de consultations chez une flopée de spécialistes.  » L’information médicale devrait être meilleure, regrette-t-elle. Quand je l’ai annoncé à ma doctoresse, elle m’a répondu : « Je suis contente de le savoir, je ferai attention pour mes autres patients ! »  »

Depuis un an et ma première injection, je n’ai pas un seul jour de repos

Olivier Lamy ne demande finalement rien d’autre : informer (et, aussi, que le dénosumab cesse d’être prescrit préventivement à la suite d’un cancer du sein ou de la prostate). Il l’a obtenu en Suisse, où la notice a été modifiée et la communauté médicale alertée en 2016 et 2017. Les Etats-Unis, l’Australie, le Canada, le Brésil et le Japon ont suivi le mouvement. Pas l’Europe. C’est pourtant Amgen elle-même qui avait sollicité l’Agence européenne des médicaments (EMA). Celle-ci n’a pas accepté que la notice soit adaptée, estimant  » n’avoir aucune preuve « . Rare refus : ces quatre dernières années, seuls 13 ajouts de nouveaux risques ont été recalés… sur environ 2 500 dossiers. Dans Le Monde, l’EMA estime qu’il ne fallait pas encourager la stratégie commerciale de la firme et indirectement considérer le Prolia comme un traitement à vie.

« Décevant et préoccupant »

Peut-être vaut-il mieux éviter le Prolia, tout court. Si les médecins belges interrogés y ont recours (pour autant que le calcul risque-bénéfice pour le patient soit positif), d’autres confrères jugent qu’il est préférable de ne pas dégainer le bloc d’ordonnances. La commission belge de remboursement des médicaments pense que le Prolia  » n’a pas de plus-value vis-à-vis des biphosphonates « . La revue française Prescrire, qui revendique son indépendance à l’égard de l’industrie, recommande de  » ne pas utiliser le dénosumab « , trop  » décevant  » quant aux preuves de son efficacité et  » préoccupant pour ce qui concerne les effets indésirables […] disproportionnés « . Le centre belge d’information pharmacothérapeutique est d’avis qu’un  » certain nombre d’effets indésirables restent des points d’attention  » et que  » le bénéfice absolu de tous les médicaments utilisés dans l’ostéoporose est limité. Dans la prévention des fractures, il faut insister sur des mesures non- médicamenteuses (entre autres l’activité physique, la prévention des chutes) « .

Cela coûterait moins cher à l’Inami. En 2016, le remboursement du Prolia s’est élevé à 32,04 millions, le 8e médicament le plus cher pour l’assurance obligatoire. En théorie. Car Amgen a conclu des compensations financières contractuelles avec les pouvoirs publics (dans le jargon, une  » convention article 81 « ). Des ristournes confidentielles, qui sont reversées annuellement à l’Inami.  » Un avantage évident pour l’assurance maladie « , pointe le KCE (centre fédéral d’expertise en soins de santé). Finalement, seuls les intérêts des patients sont les plus difficiles à défendre.

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