Journaliste et écrivain, Mario Vargas Llosa questionne, dans Aux Cinq rues, Lima, le pouvoir de l'objectivité et de la fiction. © MONTAN/WRITER PICTURES/LEEMAGE

Presse à scandale

Prix Nobel de littérature, premier écrivain étranger à apparaître de son vivant au prestigieux catalogue de la Pléiade, le Péruvien Mario Vargas Llosa revient, à 81 ans, avec une intrigue brassant un gigantesque scandale médiatique, sexuel et politique dans Aux Cinq rues, Lima. Rencontre.

Il paraît que l’écrivain argentin Julio Cortázar aimait évoquer l’énergie de son ami Vargas Llosa en la comparant à celle de ce rhinocéros du zoo de Buenos Aires qui, un jour, renversa sur un coup de tête les barrières de son enclos pour aller se baigner dans l’étang voisin. L’image nous retraverse un peu incongrûment l’esprit quand l’homme nous serre la main à la porte de son éditeur français – octogénaire bon teint, Mario Vargas Llosa a la stature impressionnante des hommes qui font l’histoire.

Le rendez-vous a été donné à Saint-Germain-des-Prés et cela tombe bien : c’est là, au cours d’un exil de jeunesse, il y a près de 60 ans, que le natif d’Arequipa entamera l’écriture de ses premiers livres – ceux qui l’inscriront, avec le Colombien Gabriel Garcia Marquez notamment, l’Uruguayen Juan Carlos Onetti ou le Mexicain Carlos Fuentes, au rang des jeunes auteurs venus bouger les lignes de leur héritage littéraire, et susciter ce qu’on a appelé le  » boom latino-américain  » des années 1960 et 1970. Fer de lance d’un réalisme qui doit beaucoup à Flaubert, le très francophile écrivain a, depuis lors, composé une oeuvre résolument romanesque – suite de sagas intimes et politiques qui, de Conversation à la Cathédrale à La Tante Julia et le Scribouillard en passant par La Fête au bouc, n’ont cessé de sonder les répercussions des mouvements de pouvoir, surtout totalitaires, sur les destinées individuelles.

C’est encore le cas dans Aux Cinq rues, Lima. Des photos compromettantes impliquant un riche et respectable ingénieur, un maître chanteur, un crime crapuleux : il n’en faut pas plus au prix Nobel pour jeter les bases d’une intrigue très  » strauss-kahnienne « , et brosser le portrait de la société péruvienne dans les derniers jours, en l’an 2000, de la dictature d’Alberto Fujimori (aujourd’hui en prison pour corruption et crimes contre l’humanité). Charognards de la presse people ou pantins du show-business (le portrait bouleversant de ce poète déchu devenu pantomime de téléréalité), figures de la finance ou des plus hautes instances du pouvoir (le chef de la police politique du dictateur) : tous se croiseront aux Cinq rues, quartier historique de Lima, le temps d’un bref roman- cauchemar, entre polar et comédie de moeurs, sur les versatilités de la réputation, le journalisme spectacle et la précarité de la notion de vie privée dans les régimes antidémocratiques. Impeccable metteur en scène, le manipulateur Vargas Llosa y joue une nouvelle fois en coulisse avec cette gigantesque fantaisie : présenter son architecture romanesque comme un parfait miroir de la réalité.

Dans Aux Cinq rues, Lima, vous montrez l’instrumentalisation de la presse à scandale par une dictature. Jusqu’à quel point vous êtes-vous inspiré du réel ?

Ce que je décris dans le livre s’est véritablement passé au Pérou à un moment donné, mais c’est un phénomène qui s’est produit partout : chaque fois qu’il y a un régime totalitaire – qu’il soit de gauche ou de droite, d’ailleurs -, il y a une manipulation de l’opinion publique organisée par le pouvoir. Je voulais montrer que sous la dictature d’Alberto Fujimori, le pouvoir avait fondé, et en grande partie financé, une presse à scandale pour créer la panique parmi les opposants du régime : on n’osait pas écrire contre le pouvoir et ses dirigeants de peur de se voir ensuite traîné dans la boue de cette presse de caniveau. Mais dans un deuxième temps, je voulais aussi montrer un autre journalisme : celui qui résiste, et qui dénonce. J’ai donc trouvé un personnage, celui de la Riquiqui, qui présente ces deux visages du journalisme : le pire comme le meilleur.

Mettant en scène cette collusion entre journalisme et régime, vous écrivez un roman de dénonciation. Croyez-vous au contre-pouvoir de la littérature ?

C’est sans doute un contre-pouvoir relatif, mais il est sûr que la littérature représente en tout cas une attitude critique sur le monde : vous ne consacreriez pas votre vie à créer une réalité parallèle si vous étiez satisfait de la réalité telle qu’elle est ! Je crois que les gens écrivent et lisent des romans parce que quelque chose leur manque dans la vie, et qu’ils le trouvent dans les livres. C’est la raison pour laquelle tous les régimes autoritaires ou totalitaires qui ont voulu présenter leur système comme un paradis se sont méfiés de la littérature et ont tenté de la contrôler en créant des systèmes de censure. La littérature vous fait comprendre que la réalité n’est jamais à la hauteur des aspirations et des ambitions des êtres humains : elle est un témoignage permanent, et potentiellement dangereux, de cette insatisfaction.

A l’heure de vous attribuer le prix Nobel, le jury a souligné la dimension engagée de votre travail. D’où vous vient cette conviction des liens étroits entre politique et littérature ?

J’ai grandi dans un climat dans lequel il était très difficile de ne pas se sentir consterné d’une manière ou d’une autre par la vie politique : dans ma jeunesse et mon adolescence, l’Amérique latine n’était qu’une suite de dictatures qui imposaient des systèmes de censure très stricts : la politique entrait nécessairement dans votre vie dès lors que vous étiez écrivain ! Ce n’est que quand les dictatures disparaissent au profit des démocraties que la littérature commence à pouvoir oublier la politique… D’autre part, j’ai personnellement été formé par des idées que j’avais apprises en France : j’ai énormément lu Camus, et bien sûr Sartre. Et bien que j’aie ensuite pris de la distance par rapport à Sartre, ses idées sont toujours très présentes dans ce que je fais : celles de la nécessité de l’engagement de l’écrivain dans les combats de son époque, et de sa responsabilité morale. Ce sont des idées qui ne sont pas très populaires aujourd’hui chez les écrivains. Mais bien sûr, cela ne veut pas dire que la politique doit toujours être le thème central de la littérature : j’ai écrit des livres où elle n’apparaît presque pas.

Vous vous êtes présenté comme candidat libéral aux élections présidentielles de 1990, où vous avez été battu par Alberto Fujimori. Que se serait-il passé pour vous si vous aviez remporté les élections ?

Vous savez, je pense que je n’aurais pas survécu : on m’aurait assassiné. C’était une époque d’une violence terrible, il y avait constamment des meurtres. On avait un programme qui était, je crois, très bon, très démocratique et très libéral, et j’avais autour de moi des gens prêts à travailler. J’aurais tenté de faire avancer le pays. Mais je voulais faire des choses tellement haïes par certaines personnes au Pérou… J’ai accepté la victoire de Fujimori. Et lors des années qui ont directement suivi, où il a exercé une présidence démocratique, je ne suis pas intervenu, je n’ai émis aucun commentaire. Je n’ai commencé à le critiquer que quand il a fait un coup d’Etat. Mais vous savez, ma véritable vocation, c’est la littérature, pas la politique. Cette campagne électorale avait été longue, elle a pris trois ans de ma vie, et j’avais très envie de retourner à la littérature. Me remettre à l’écriture n’a pas été difficile. Ce qui est difficile, c’est l’écriture en soi.

Jouant sur les frontières entre intime et public, le roman comporte une dimension érotique, probablement encore exacerbée par un climat de terreur. Une constante dans tous vos livres ?

Je crois que la littérature doit rendre compte de tout ce qui est fondamental dans la vie. Et l’amour, l’amour physique et l’érotisme sont une expérience centrale de l’existence. On sait que sous un régime autoritaire, la distorsion de la vie a lieu sur tous les plans, y compris sur le plan sexuel. Dans un climat de paranoïa provoqué par l’instauration d’un couvre-feu et l’incertitude sur l’avenir, comme dans ce roman par exemple, la vie sexuelle revêt une importance singulière : la vie secrète des corps devient une espèce de refuge, ou de compensation. Cela étant dit, il est devenu de plus en plus difficile d’écrire des textes érotiques aujourd’hui : nous vivons dans un monde permissif, ouvert, tolérant avec le sexe, et pour ces raisons, il est très facile de tomber dans la caricature ou dans les clichés. Dans le roman, ces épisodes furent les plus difficiles à écrire.

La dimension érotique de l’écrit a d’ailleurs été, je crois, à l’origine de votre vocation ?

Quand j’étais jeune, mon père était très inquiet de cette vocation littéraire que j’exprimais. Il m’avait donc placé dans une académie militaire : il pensait que les militaires me sauveraient du danger de la littérature. Or, c’est là, dans cet endroit qui n’avait absolument rien à faire avec la littérature, que je suis d’une certaine manière devenu écrivain professionnel, car j’étais celui qui rédigeais des lettres d’amour pour mes camarades, et même de petits textes érotiques, que j’ai commencé à échanger contre des cigarettes. Donc, à l’académie, la littérature n’était pas si mal vue : elle pouvait même représenter quelque chose d’utile (rires). Le paradoxe, c’est que c’est précisément cette académie où mon père voulait que j’oublie la littérature qui me livrera l’expérience de mon premier roman (NDLR : La Ville et les chiens, publié en 1966).

Vous avez publié une vingtaine de romans. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre travail ?

Autant je travaille beaucoup quand je suis en train d’écrire, autant je ne me relis pas : je serais déçu, je ne pourrais pas m’empêcher d’y trouver à redire, de me torturer en pensant :  » J’aurais pu changer ça.  » Donc, je ne regarde pas derrière : je continue plutôt à écrire. Bien sûr, je suis plus content de certains livres que d’autres : des livres qui m’ont pris énormément de temps – je pense à Conversation à la Cathédrale, ou à La Guerre de la fin du monde. Ils ont été absolument terribles à écrire. En même temps, ce sont précisément ces livres qui m’ont procuré les meilleures expériences et aussi les plus riches – comme écrivain, et comme citoyen.

En tant qu’écrivain, vous vous méfiez de la facilité ?

Je n’ai jamais eu de facilité pour écrire. D’une certaine manière, je crois que c’est mieux : quand c’est trop facile, on a la tentation d’abandonner cette espèce de tension qui vous pousse à travailler toujours plus. C’est une chose dont j’ai pris conscience quand j’ai découvert que Flaubert – qui, pour moi, était un génie – n’en était pas du tout un quand il a commencé : il lui a fallu construire lui-même son talent en travaillant avec une énorme discipline, en corrigeant, en réécrivant inlassablement. J’ai découvert que le travail et la discipline pouvaient remplacer le génie – ou du moins le créer. Cela a été pour moi un exemple extrêmement encourageant.

Aux cinq rues, Lima, par Mario Vargas Llosa, Gallimard, 304 p.

Retrouvez l’actualité littéraire aussi dans Focus Vif : cette semaine, Vernon Subutex 3, suite et très attendue fin de la saga romanesque explosive de Virginie Despentes, page 42, et Dans ce jardin qu’on aimait, nouveau livre épatant de Pascal Quignard entre théâtre, poésie et roman, page 43.

PAR YSALINE PARISIS, À PARIS

Mario Vargas Llosa a la stature impressionnante des hommes qui font l’histoire

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