Construit au début des années 1930 par André Citroën, ce paquebot de verre et de béton jouera un rôle de passeur de culture. © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

Plus qu’un musée

Visite guidée du nouveau pôle muséal bruxellois qui prendra place dans les bâtiments Citroën. Yves Goldstein, cheville ouvrière du projet, veut en faire un lieu de vie pour la culture et pour les Bruxellois.

Il y a tout juste un mois, Le Vif/L’Express imaginait Bruxelles à l’horizon de 2030 (voir notre numéro du 17 février dernier). Un jalon crucial de cette nouvelle configuration est en passe de voir le jour. Car, bonne nouvelle pour les impatients : on en sait davantage sur le  » Pompidou bruxellois « , mégaprojet ainsi surnommé depuis que, fin septembre 2016, un protocole d’accord a été signé entre le célèbre musée français et la Région bruxelloise. Pour en expliquer les bases, Yves Goldstein, ex-directeur de cabinet du ministre-président Rudi Vervoort (PS) et désormais chargé de mission du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, a choisi de nous donner rendez-vous devant ce qu’il est convenu d’appeler désormais  » les anciens garages Citroën  » pour une visite commentée in situ.

Stan Smith blanches aux pieds, sac en cuir de type week-end et barbe préhipster, Yves Goldstein semble se mouvoir comme un poisson dans les eaux tumultueuses de cet énorme projet culturel qui n’a pas fini de susciter méfiance et scepticisme. C’est presque comme chez lui qu’il pénètre dans le showroom du constructeur automobile hexagonal.  » Il y a deux ans, rappelle-t-il en préambule, je croisais de nombreuses personnes qui me disaient que la Région n’achèterait jamais ce bâtiment. Puis, c’est l’idée même d’un musée que l’on a remise en cause. Enfin, c’est aujourd’hui la possibilité de la transformation du lieu que l’on questionne en arguant que nous ne pourrons jamais la financer. Je veux que l’on sache que nous allons réussir, même si c’est un fameux défi tant la gestion culturelle, coincée au carrefour de différents niveaux de pouvoir, est une matière sensible pour la capitale. La situation est également complexe en raison de l’aspect inédit du défi : on n’a plus dédié 35 000 m2 à la culture en Belgique depuis Léopold II…  » Une information qui tinte doucement à l’oreille de l’interlocuteur : elle confirme bien l’option  » art total  » choisie par le gouvernement bruxellois pour l’affectation du site. Cela, en lieu et place de la solution mixte – un espace muséal associé à du logement, des commerces ou des bureaux – qui avait été évoquée précédemment.

Architectes, à vos marques

Doublant sans états d’âme les modèles flambant neufs de la griffe au double chevron, Yves Goldstein annonce la prochaine étape de l’aventure : le concours international d’architecture. Avec la Société d’aménagement urbain (SAU), propriétaire des murs et maître d’ouvrage du projet, nous allons lancer, le 18 avril prochain, la publication, au niveau européen, du cahier des charges de cette compétition. Une procédure en deux temps : une sélection qualitative de sept projets par un comité compétent dans lequel il n’y aura pas de représentant politique, une première à Bruxelles ; puis un choix parmi les plans retenus effectué par un jury de neuf personnes présidé par un architecte d’envergure internationale. Je ne vous cacherai pas que plusieurs architectes réputés ont décliné notre invitation à faire partie du jury parce qu’ils comptaient eux-mêmes déposer des plans dans le cadre du concours.  »

Leur tâche ?  » On attend des architectes qui seront choisis la transformation de ce garage historique construit par André Citroën au début des années 1930 en « pôle culturel à dimension régionale », détaille Yves Golstein. Il s’agit donc bien plus que d’un simple musée. Il y en aura deux dans le bâtiment. D’une part, on trouvera un musée d’art moderne et d’art contemporain – 12 000 m2 de salles d’exposition, dont 8 000 m2 pour la collection permanente, ce qui équivaut à 250-300 oeuvres, et 4 000 m2 permettant de faire vivre dans le même temps deux ou trois expositions temporaires. De l’autre, le lieu fera place à un musée de l’architecture de 9 000 m2. Sans oublier que nous prévoyons environ 1 500 m2 pour des espaces multiculturels à vocation pédagogique. Il y a aussi une volonté de réunir l’ensemble des réseaux culturels bruxellois comme le RAB/BKO, le Conseil bruxellois des musées et d’autres associations dans la médiation culturelle.  »

Mais les exigences du cahier des charges vont au-delà.  » Nous tenons à ce que l’enveloppe extérieure du bâtiment soit respectée, cette dimension patrimoniale est cruciale à nos yeux, précise Yves Goldstein. Mais nous voulons aussi en faire un lieu de vie de la culture et un lieu de vie des Bruxellois. Cette idée d’aménager un véritable espace public à l’intérieur du bâtiment résulte d’une étude que l’on a commandée au bureau d’architectes néerlandais Wessel de Jonge. Il sera une priorité, et représentera 5 000 m2 au sein de la superficie de développement totale. Si l’on fait un parallèle avec Beaubourg, à Paris, où une partie de la circulation se fait à l’extérieur, notamment les files, ici ce sera l’inverse. Nous voulons que le public puisse vivre à l’intérieur du bâtiment, côtoyer déjà des oeuvres, avant même de pénétrer dans les musées.  » Comme pour mieux convaincre de la pertinence de ses arguments, l’homme désigne du doigt l’ensemble du showroom, vitrine pressentie pour accueillir les visiteurs. Force est de constater que l’esprit de la salle d’exposition en question voulue par l’ingénieur français a été trahi au fil du temps. Dans les années 1950, cette  » cathédrale vouée au culte de l’automobile « , qui affichait une hauteur sous voûte de 25 mètres, a été escamotée en raison de l’ajout de plusieurs niveaux pour l’entreposage des voitures. On voit où le chargé de mission veut en venir : supprimer ces dalles de béton permettrait tout à la fois de renouer avec la splendeur première du lieu et offrir un espace de vie unique aux visiteurs. D’une pierre deux coups.

A 500 mètres du coeur de Molenbeek

Impossible de ne pas évoquer la question des échéances sur laquelle le gouvernement régional est attendu. Poursuivant sa promenade au fil des étages, Yves Goldstein avoue être attaché avant tout à la date du début des travaux dans la mesure où tout chantier entamé entraîne son lot d’incertitudes. L’intéressé assure faire tout ce qui est en son pouvoir pour que les travaux commencent en septembre 2019. Et s’achèvent en 2021… même s’il ne le concède qu’à demi-mot.  » Il faut compter un an pour que la procédure du concours aboutisse, reprend-il. On espère connaître le lauréat vers février-mars 2018. Après viendra le temps des permis et de la recherche d’un entrepreneur. Dans cette logique, c’est vers le début de l’automne 2019 qu’on devrait donner les premiers coups de pioche. Pour la suite, je préfère ne pas m’engager car il y a beaucoup d’inconnues, notamment la complexité du projet architectural retenu.  »

Tout en parlant, Yves Goldstein s’approche des baies vitrées du géant de béton et montre la coupole de la maison communale molenbeekoise vers laquelle ont été récemment tournés les médias du monde entier.  » En offrant à Bruxelles un pôle muséal le long du canal et à 500 mètres du coeur de Molenbeek, nous faisons le choix du vivre-ensemble. Nous voulons que les 170 nationalités présentes dans la ville se rencontrent. L’horizon de tout ceci est de pouvoir à nouveau rêver avec les autres. Le chemin de l’ouverture par la culture est difficile, je sais qu’il est beaucoup plus aisé de rester dans le ghetto de ses certitudes, mais il est fondamental pour l’avenir de la ville et la construction des citoyens de demain, du moins c’est ma conviction « , confie-t-il. Pour activer au plus vite cette dynamique, il a un plan. Afin que le lieu puisse rapidement être approprié par la population, il va s’employer à le faire vivre, avec le soutien du Centre Pompidou, avant même le début des travaux, dès 2018.  » Il y aura des expositions, du pluridisciplinaire, de la pédagogie « , affirme-t-il.

Un camouflet ?

Au quatrième niveau, Yves Goldstein lève le voile sur une perspective inédite pour le visiteur qui n’a jamais vu le bâtiment que depuis le boulevard. Derrière l’imposante façade, se cachent les non moins impressionnants ateliers striés par des travées qui dessinent de véritables  » rues  » dans le bâtiment. En levant les yeux, le visiteur est ébloui par la lumière zénithale déversée par plusieurs verrières. On profite de ce décor bluffant pour poser les questions qui fâchent. Ce n’est pas un secret, la nouvelle de la collaboration avec le Centre Pompidou est restée en travers de la gorge des acteurs culturels locaux. Pourquoi en passer par la France quand il existe une scène artistique de grande vitalité à Bruxelles ? Yves Goldstein entend éteindre le feu :  » L’objectif en travaillant avec Pompidou n’a pas du tout été de dire que ce qui est accompli à Bruxelles au niveau culturel ne vaut pas la peine. Mais s’il y avait le savoir-faire, les moyens et la capacité de mettre un tel pôle sur pied, ce serait déjà fait depuis trente ans. On a sollicité la France parce qu’il n’existe pas en Belgique, ni au niveau du régional, ni au niveau fédéral, un know-how pour un géant de 35 000 m2. Il y a aussi une entente quant à la philosophie. Nous nous sentons proches de l’esprit de Beaubourg en ce qu’il mène une réflexion sur l’avenir du monde et des villes. Sans compter que Pompidou possède une collection disponible de 120 000 pièces. Il faut se rappeler que la Région n’a aucune collection en propre et que lorsque nous avons tendu la main au fédéral, nous avons eu pour réponse de la secrétaire d’Etat que l’on ne faisait pas d’art dans un garage…  »

Cette option doit également se comprendre dans un contexte institutionnel qui a changé en raison de la 6e réforme de l’Etat.  » Avant, la Région n’avait pas cette compétence, enchaîne Yves Goldstein. Dans la capitale, les différents lieux de culture sont gérés soit par le fédéral, soit par le communautaire. Ici, il s’agit enfin d’un projet régional, donc ni francophone, ni flamand, qui n’entre pas en compétition avec les institutions en place. Celles-ci ne seront pas impactées une seule seconde : pas un euro qui leur était versé ne sera détourné vers le nouveau pôle muséal. Pour ce qui est du contenu en lui-même, nous souhaitons travailler main dans la main avec les différents partenaires culturels. Je pense par exemple à la Cinematek ou au Kaaitheater, qui pourraient profiter de nos espaces. L’ambition ultime est d’être un amplificateur de ce que la scène culturelle bruxelloise accomplit déjà aujourd’hui. Ce projet pour Bruxelles doit être mené avec Bruxelles. Ce n’est pas nous ou Pompidou qui allons imposer le contenu, un comité scientifique nourri par les réseaux en place sera mis sur pied dès avril dans cette optique. Son objectif ? Elaborer une programmation en forme de feuille de route épousant les spécificités bruxelloises.  »

Autre question qui démange, celle du financement, incontournable nerf de la guerre. Contre toute attente, le chargé de mission ne tergiverse pas :  » Le coût des travaux, hors honoraires des architectes et hors taxes, s’élèvera à 125 millions d’euros. Pour donner un ordre d’idée, ce montant équivaut plus ou moins au tiers de la rénovation du tunnel Léopold II. Trouver cette somme à travers quatre ou cinq exercices budgétaires, soit 35 millions d’euros par an, s’inscrit tout à fait dans les capacités financières de la Région, qui dispose de quatre milliards annuels. C’est moins d’1 % du montant annuel et, en plus de rassembler les Bruxellois et de créer une dynamique économique périphérique, le résultat à la clé sera de pousser l’offre culturelle de la ville vers un horizon européen.  » Quant à la collaboration avec le Centre Pompidou,  » différente des antennes de Malaga ou Metz « , ses termes définitifs seront entérinés fin 2017. Elle prendra la forme d’un forfait annuel dont le montant n’a pas encore été fixé. On sait déjà que Laurent Busine, ancien directeur du MAC’s, épaulera Yves Goldstein dans ses discussions avec le musée français.

Revenu au point de départ, depuis le canal balayé par le vent, on jette un dernier coup d’oeil sur le paquebot de verre et de béton. Non sans réfléchir au fait qu’en matière de lieux dédiés à l’art moderne et contemporain, deux écoles s’opposent aujourd’hui. D’un côté, l’imposition violente d’un ego d’architecte (la fondation Vuitton à Paris, le musée Guggenheim de Bilbao…) et une programmation sans risque de blockbusters internationaux ; de l’autre, la préservation du passé et le décloisonnement tel qu’il a été entre autres adoubé par la fondation Prada à Milan. C’est généralement ce dernier modèle, moins tape-à-l’oeil mais plus durable, plus ouvert à la diversité aussi, qui joue le mieux son rôle de passeur de culture. Tout porte à croire que Bruxelles – pour l’heure sur papier, répétons-le – s’engage dans la bonne direction.

PAR MICHEL VERLINDEN

 » On n’a plus dédié 35 000 m2 à la culture en Belgique depuis Léopold II…  »

 » Au fédéral, on nous a répondu qu’on ne faisait pas d’art dans un garage  »

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