The Rape of Africa, © Photomontage le vif/l'express/Debby Termonia

Passeuse d’âmes

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : la cheffe étoilée Arabelle Meirlaen.

Un samedi matin ensoleillé dans la belle campagne marchinoise… C’est une cheffe toujours en train de sélectionner ses oeuvres d’art qui vous accueille dans son restaurant étoilé. Moulée dans une robe noire style nightwear, léger smoky sur les paupières et cheveux relevés, Arabelle Meirlaen fait défiler les pages de son iPad, le sourcil froncé et la moue dubitative. Si parler d’art n’est pas un exercice simple, le choix se révèle vite être un casse-tête pour celle qui  » aime tellement de choses et particulièrement les oeuvres uniques et plus confidentielles « . Et puis, comme elle ne sait pas très bien ce que vous attendez d’elle, Arabelle décide de vous raconter  » qui elle est  » et  » ce qu’elle pense « . A vous de ranger ensuite les éléments dans le bon sens et d’en tirer les conclusions. De toute façon,  » ce qu’elle est et ce qu’elle pense  » sont à l’image de sa cuisine :  » belle, goûteuse, croustillante, pleine d’amour et d’émotions.  »  » Pour mes oeuvres, conclut-elle, ce sera pareil.  »

N’est pas cheffe qui veut. C’est peu dire qu’Arabelle a du caractère, et il en faut dans un monde où, curieusement, les femmes ne sont pas légion. Après avoir déposé deux cafés sur l’une des tables Saarinen de marbre blanc de son restaurant, elle confie – un brin embarrassée – que c’est en piochant parmi ses oeuvres d’art préférées qu’elle a réalisé à quel point elle n’a rien fait d’autre que travailler durant toutes ces années. En débutant à 15 ans dans la profession, elle s’était fixée dix ans de travail acharné pour réussir. Aujourd’hui, le compteur en affiche le double.  » Mais finalement, cette interview tombe bien  » car elle et son compagnon, Pierre Thirifays, viennent justement de décider de lever un peu le pied. Entendez, pour ces enfants de fermiers, élevés dans le culte du travail, d’arrêter les banquets et d’engager, enfin, un  » second  » en cuisine. Une sacrée étape pour ce couple qui d’ordinaire ne compte que sur lui-même. Arabelle s’est lancée quasiment sans apprentissage dans le métier. Pierre, lui, a construit de ses mains le restaurant de Marchin, sans avoir jamais bossé dans le bâtiment.

Arabelle et Pierre, c’est une histoire d’amour mais aussi une success story. Pierre, au départ, ne buvait que de la bière : il a été élu Meilleur Sommelier en 2013 (Gault&Millau). Arabelle, pour sa part, reste la première femme étoilée en Belgique (Michelin), obtient 18/20 au Gault&Millau et peut se targuer de nombreux trophées (Lady Chef, Cristal des gastronomes et chevalier du Mérite wallon…).

Oser l’araignée

Pour l’heure, Pierre dort encore tandis qu’Arabelle s’apprête à évoquer sa passion pour l’art au milieu de son restaurant chic et lumineux qui, avec sa décoration sixties et ses fourrures sur les sièges, fait songer à un décor de James Bond des meilleures années. Maman de Louise Bourgeois ouvre la discussion. Dédié à la mère de l’artiste, cet opus prend la forme d’une gigantesque araignée aux pattes tentaculaires.  » Difficile de l’expliquer, confesse la cheffe en entortillant ses cheveux autour de son index, mais l’araignée est sans doute l’un des animaux qui m’effraient le plus.  » Une vraie phobie mais une sculpture qu’elle verrait pourtant bien dans son jardin. Ce qui la fascine ? Son côté  » osé « .

Louise Bourgeois, une artiste qui n’a pas peur d’affirmer ce qu’elle est et qui assume sa vision des choses. Un peu comme Arabelle qui, après avoir essuyé le départ de son cuisinier six mois après l’ouverture de son premier restaurant, Li Cwerneu à Huy, se retrouvait contrainte et forcée de passer derrière les fourneaux. Elle qui rêvait bien plus de s’épanouir au contact de la clientèle que dans l’espace confiné d’une cuisine. Nous sommes en 1999, la gastronomie  » à la française  » est la panacée et le duo  » beurre et crème  » tient le haut du pavé. Elle boulotte alors plus de quinze heures par jour. Enfermée dans sa cuisine, elle ne prend plus le temps de manger autre chose que du pain ou des pâtes. Le restaurant tourne très bien mais sa santé en pâtit. En quelques mois, elle prend 15 kilos et s’épuise.

La cheffe s’intéresse alors à la composition des produits : au gluten – pas si bon que cela – aux sucres – un poison – et aux laitages – pas terribles pour la santé. Elle modifie alors son alimentation et, pour ancrer sa résolution, bouleverse également les habitudes de ses clients :  » Grâce à des produits naturels et sains, des épices et des vitamines, j’ai constaté chez eux un changement radical. Petit à petit, j’ai expérimenté de plus en plus de choses. Finalement, moins je réfléchissais, plus je travaillais à l’instinct, plus ils étaient heureux « , s’enthousiasme- t-elle en s’entremêlant les mains.Depuis, elle a banni définitivement le sucre, le gluten et le lactose et ne cuisine plus qu’avec des viandes bio, des légumes de son potager et des fleurs de son jardin. Une signature gastronomique mais axée sur la  » santé  » et le bien-être. Fallait oser.

Arabelle ne semble avoir peur de rien, sauf peut-être de vous révéler un don. Baissant alors les yeux, elle tire sur sa mèche enroulée comme une anglaise, et, après vous avoir bien observé, glisse timidement :  » Je suis une passeuse d’âmes. J’ai le don de voir la mort des gens et cela me fait très peur.  » Ça la gêne de le dire, d’autant qu’elle craint qu’on la prenne pour une  » dingue « , ce qu’elle n’est assurément pas. C’est la mort de sa mère qu’elle vit en premier. Une maman  » adorée  » qui, à force d’avoir lutté avec son mari contre les nombreuses maladies qui s’abattaient sur leurs cheptels, a fini par succomber à la fatigue, au stress et à la maladie.  » Je m’accrochais à tout pour la maintenir en vie tant je ne pouvais supporter l’idée qu’elle s’en aille, livre Arabelle. Du jour où j’ai accepté qu’elle pouvait « s’en aller », ellea lâché et nous a quittés le lendemain.  »

Assiettes arty

C’est dans une ambiance tristounette que, tel un ange descendu du ciel, débarque une petite fille les yeux collants de sommeil. Se hissant sur la pointe des pieds, elle vous embrasse avant de demander la permission à sa maman d’aller regarder la télévision dans une pièce voisine. L’occasion pour Arabelle d’enchaîner sur Rape of Africa, une photo de David LaChapelle illustrant une femme alanguie dans ce qui semble être un jardin d’Eden. La cheffe croise alors les doigts et, coudes posés sur la table, poursuit :  » Finalement, l’art, je le mets dans mes assiettes et, même si je n’ai pas vraiment fréquenté les musées ou les expositions pendant toutes ces années, j’ai beaucoup cherché sur Internet des oeuvres susceptibles de m’inspirer. Dans ma cuisine ou dans mon restaurant, je voulais que mon univers soit à l’image de ce que je suis.  »

Arabelle apprécie les courbes, celles de la femme surtout… Des formes qu’elle valorise dans la décoration de la salle comme en témoignent ces deux créations laissées par un artiste de la région exposé ici il y a quelques mois. Une femme nue grandeur nature et de la lingerie en céramique accrochée au mur : des pièces qui réveillent l’harmonie d’une mise en scène faite de lampes Pipistrello, de pièces en laiton doré et de murs légèrement irisés.  » J’aime la féminité, la sensualité et l’élégance des courbes féminines. Et surtout les femmes qui n’ontpas peur de s’exprimer et de s’imposer.  » Arabelle évoque alors Lilith, cette créature présentée comme démoniaque dans la tradition rabbinique mais encensée par les féministes pour sa parfaite égalité avec Adam. Car contrairement à Eve (née de la côte d’Adam), Lilith, sa première compagne, fut façonnée à partir d’argile, comme lui. Rebelle à son autorité, Lilith claque la porte au grand désespoir d’Adam. Pour le consoler, Dieu crée alors Eve.  » Il paraît qu’en 2018, Lilith revient. En tout cas, d’après les astrologues « , nous informe Arabelle dans un grand éclat de rire.

Retour à la photo de LaChapelle, pleine de courbes et de couleurs :  » Les choses carrées ou angulaires, c’est trop trash. C’est un peu comme les personnalités carrées, les gens qui sont renfermés et trop dans le contrôle, ce n’est pas pour moi. J’ai des difficultés à interagir avec eux.  » C’est l’oeil amusé qu’elle mentionne qu’avant de la rencontrer, son compagnon était plus carré, plus prudent et raisonnable.  » Il aurait bien attendu que nous ayons tous les fonds avant de nous lancer dans la construction de ce qui est devenu notre restaurant et notre maison (NDLR : à l’étage du restaurant). Mais la vie cela ne se passe pas comme ça. De toute façon, si on ne l’avait pas fait, on n’aurait jamais su si nous pouvions réussir ou non. Alors je lui ai dit : « Pierre, tu t’outilles et tu construis la maison. »  »

Arabesques enchantées

Pour terminer, Arabelle vous tend une image d’une installation de Miguel Chevalier et c’est le regard vibrant d’émotion qu’elle ajoute :  » J’adore !  » Ici encore, tout ce qu’elle affectionne : des courbes, des couleurs vives qui l’apaisent et des arabesques enchantées qui ne sont pas sans rappeler les circonvolutions du cerveau ou l’anatomie d’un corps humain. Le sien aussi, fait surtout d’énergie positive, rejetant toute négativité :  » Je ne comprends pas qu’on puisse acheter des oeuvres tristes pour les accrocher chez soi. Il n’y a rien à faire, même si on a une personnalité forte, c’est difficile de ne pas se faire contaminer par leur tristesse.  » Tout comme par les gens négatifs, dont il faut savoir se préserver. Bonne âme, Arabelle a souvent souhaité aider les autres, mais rien à faire :  » Quand ils ne veulent pas aller mieux, on ne fait rien d’autre que perdre sa propre énergie.  » Alors, plutôt que de la leur donner, la cheffe leur montre où la trouver, dans la nature, dans les assiettes et dans les couleurs mais avant tout, et surtout, dans leur coeur.

Dans notre édition du 15 septembre : Bruno Colmant.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

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