Notre-Dame vue du quai de la Tournelle, par Johan Barthold Jongkind, 1852. © PETIT PALAIS/ROGER-VIOLLET

Paris-Nord

Au Petit Palais, une exposition raconte la manière dont Paris est entrée dans les yeux éblouis de peintres hollandais comme Van Gogh ou Mondrian. Un voyage dans le temps idéalement prolongé par un parcours plus intime sur les traces de Kees Van Dongen sur la butte de Montmartre.

« La mère de Scheffer pensait que la meilleure attitude à adopter serait de nourrir et d’encourager le talent de ses fils. Il n’y avait aucun doute quant au lieu où trouver la meilleure instruction. Ce lieu, c’était Paris.  » Dans les mémoires qu’elle consacre au peintre hollandais Ary Scheffer (1795 – 1858), sa biographe anglaise Harriet Grote relaie une façon de penser à la mode dans la bourgeoisie artistique néerlandaise du xixe siècle. Pour de jeunes peintres fortunés, ambitieux et avides, à l’étroit dans leur Amsterdam ou La Haye natales, Paris ne représente alors rien d’autre que le Graal. La grande ville où, tels Lucien de Rubempré dans les Illusions perdues de Balzac, ils pourront trouver la voie véritable de leur expression personnelle. Comment, en tant que visiteur, vivait-on et travaillait-on alors dans la capitale française ? Quelles techniques, quelles révolutions de voir et de penser engrangées pendant leur séjour ont pu modifier profondément leur vision du métier et de la couleur ? Quelles rencontres – humaines et esthétiques – pour quelles influences ?

Ces interrogations, le parcours du Petit Palais y répond en partie, et surtout au cas par cas. Car l’exposition vise moins la mégalomane et impossible  » histoire des artistes hollandais à Paris  » que le parcours de neuf d’entre eux,  » descendus  » à Paris de 1789 à 1914, à travers neuf salles aux trajectoires, ambitions, inspirations et palettes forcément contrastées. Du précurseur courtisan du xviiie siècle (Van Spaendonck) à l’artiste officiel et engagé (Ary Scheffer), de la vie de bohème (Johan-Barthold Jongkind) aux escapades paysagistes de l’école de Barbizon (Jacob Maris), de l’enfant chéri du marché de l’art (Frederik Hendrik Kaemmerer) à l’impressionnisme (George Hendrik Breitner), des avant-gardistes (Van Gogh, Van Dongen) à l’abstraction pure (Mondrian), les neuf élus représentent une manière spécifique de pénétrer non seulement les courants picturaux mais aussi quelque chose de la culture française.

Boulevard  de Clichy, par Vincent Van Gogh, 1887.
Boulevard de Clichy, par Vincent Van Gogh, 1887.© MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LA VILLE DE PARIS,PETIT PALAIS

Ce qu’il faut et ce qu’il manque

Accéder à une offre d’enseignement inouïe, pouvoir pousser la porte de musées à l’offre pléthorique, exposer dans des salons, faire des contacts, asseoir sa réputation et, surtout, vendre ses tableaux dans un marché de l’art en plein essor : la capitale des arts est le phare vers lequel les Néerlandais courent, assez lucidement. Ainsi Johan Barthold Jongkind écrira-t-il, en 1856, à son marchand :  » La Hollande est beau (sic) à peindre, mais pour exploiter ce que l’on fait comme étude, il n’y a qu’à Paris où on trouve les juges pour encourager et pour dire ce qu’il faut et ce qu’il manque.  » Et si certains iront jusqu’à ne plus rentrer au pays (Van Spaendonck, entré à l’Académie et enterré au Père-Lachaise à sa mort en 1822, ou Jongkind, dont l’exposition montre un édifiant autoportrait en jeune Parisien chic et nonchalant), tous verront leur travail décisivement amendé à la suite de leurs voyages.

Dans chaque salle, leurs peintures (une centaine en tout, dont beaucoup sont des emprunts à de grands musées néerlandais) sont présentées en regard de toiles de contemporains français ou assimilés comme Géricault, David, Corot, Millet, Boudin, Monet, Cézanne, Signac, Braque ou Picasso – leurs oeuvres se retrouvent ici après s’être sans doute croisées il y a cent ou deux cents ans de cela. Ces échanges sont particulièrement perceptibles, par exemple, dans la belle salle consacrée à Jongkind,  » génial précurseur  » des impressionnistes selon Signac et qui deviendra le paysagiste préféré d’Emile Zola, dont le parcours montre combien les Hollandais vont documenter la Ville Lumière d’un oeil nouveau, sinon exotique (Jongkind documentera abondamment l’urbanisation croissante, et la modification des vieux quartiers). Mais aussi dans celle accueillant Jacob Maris (1837 – 1899), exemplaire de l’influence, sur les peintres du Nord, d’une école comme celle de Barbizon (du nom de ce petit village de campagne facilement accessible en train depuis Paris, bientôt envahi de peintres parisiens, désireux de travailler d’après nature).

Paysage avec arbres, Piet Mondrian, 1912.
Paysage avec arbres, Piet Mondrian, 1912.© GEMEENTEMUSEUM DEN HAAG

Reste que l’exposition trouve sans doute son véritable éclat à partir de George Hendrik Breitner (1857 – 1923). La découverte de Degas provoquera chez ce peintre né à Rotterdam un choc d’inspiration. Non seulement Breitner s’intéressera à sa suite à la danse – un sujet alors inconnu aux Pays-Bas – mais il imposera aussi une nouvelle approche (crue, réaliste, contrastée) du nu qui choquera le public hollandais, avant de se convertir à l’impressionnisme naissant. Prenant idéalement le relais, la salle consacrée à Vincent Van Gogh est emblématique de ce que passer deux ans dans la capitale des arts pouvait représenter pour un artiste de 33 ans.  » Paris est Paris, il n’y a qu’un seul Paris et si dure que la vie puisse être ici, et même si elle devenait pire et plus dure, l’air de France éclaircit l’esprit et fait du bien, énormément de bien « , écrit-il à l’heure, en 1886, de s’établir avec son frère Théo au 54, rue Lepic. Là encore, l’influence décisive de Paris sur celui qui fréquentera les mêmes magasins de fournitures que Toulouse-Lautrec et Gauguin n’est pas seulement visible dans ses sujets (les vues des moulins et des jardins potagers, peintes depuis sa chambre, donnant à voir un Paris champêtre et pittoresque aujourd’hui totalement évanoui). Car au Salon des artistes indépendants, les yeux de Van Gogh tomberont sur les toiles impressionnistes et néoimpressionnistes de Signac, Seurat, Pissaro. Un déclic : dans la foulée, il éclaircit sa palette, et s’essaie au pointillisme.

Ce que Van Gogh commencera (il ne parviendra à vendre ses tableaux qu’après avoir quitté Paris), Kees Van Dongen l’accomplira de manière insolente, réussissant à s’imposer en France comme un incontournable avant-gardiste. La couleur du génial fauviste explose littéralement dans l’espace consacré à ses liens étroits avec Paris, dont l’influence sur son oeuvre est d’autant plus manifeste qu’elle fait au même moment l’objet d’une rétrospective en soi au musée de Montmartre ( lire l’encadré). Piet Mondrian, enfin, clôt idéalement l’exposition, faisant changer d’époque et presque de monde : c’est à Paris que le natif d’Amersfoort (1872) quittera son ancienne peau pour assimiler de manière toute personnelle la révolution des cubistes de Montparnasse (Fernand Léger ou Robert Delaunay par exemple). Laboratoire idéal de ses influences successives, qui convoque Cézanne (dont il montera lui-même une exposition à Amsterdam en 1912), Braque et Picasso, sa salle se referme sur Tableau n° II/Composition n° XV/Composition 4. Une toile purement abstraite à première vue, qui s’inspire en réalité du portique à signaux de la gare de Montparnasse que Mondrian pouvait voir tous les jours depuis son atelier… Dissoudre les motifs urbains au point de faire -presque – tout à fait disparaître Paris : c’est ce qu’on appelle digérer une influence.

Les Hollandais à Paris, 1789-1914. Van Gogh, Van Dongen, Mondrian… : au Petit Palais, à Paris, jusqu’au 13 mai prochain. www.petitpalais.paris.fr

Deux yeux, par  Kees Van Dongen,  1911.
Deux yeux, par Kees Van Dongen, 1911.© COLL. PARTICULIÈRE, COURTESY HET NOORDBRABANTS MUSEUM, BOIS-LE-DUC/ADAGP 2018, PARIS

L’homme aux chapeaux

Un peu à l’étroit dans les labyrinthes bondés du Petit Palais, l’histoire des relations entre Van Dongen et la Ville Lumière fait l’objet d’une très belle exposition solo au musée de Montmartre. Un lieu charmant autant qu’idéal : c’est au Bateau-Lavoir voisin, situé à quelques mètres du musée, que le Rotterdamois (1877 – 1968) passé à la postérité pour ses portraits de femmes magnétiques, aux yeux en amande et aux chapeaux colorés, s’installera dès 1905 probablement à l’invitation de Pablo Picasso. Posée en plein coeur d’un Montmartre bohème où souffle un esprit antiacadémique, la maison (une ancienne manufacture de pianos) est alors un incroyable repaire d’artistes, où se croisent Freundlich, Modigliani, Derain, Vlaminck et Juan Gris, mais aussi Apollinaire et Max Jacob (c’est en y voyant du linge à sécher la première fois qu’il y pénètre que ce dernier le baptise  » Bateau-Lavoir « ). Situé, comme celui de Picasso, au rez- de-chaussée, l’atelier de Van Dongen bénéficie d’un puits de lumière et de deux fenêtres. Aux premières loges du précubisme, il assiste avec Picasso à des représentations du cirque Medrano. Les postures vertigineuses des circassiens deviennent l’un de ses thèmes de prédilection, au même titre que l’enfance, dès la naissance de sa fille ( Ma gosse et sa mère, sommet de tendresse où le visage lumineux de sa femme Augusta, peintre elle aussi, embrasse les cheveux roux du bébé dans une harmonie douce de tons pastel).

Dans les petites salles intimes du musée, la vie et l’art ne cessent d’ailleurs de se croiser, comme quand Fernande Olivier, alors maîtresse de Picasso, pose pour le Hollandais. Sensualité monumentale du corps, aplats verts, jaunes et roses sur la peau, fentes noir charbon pour les yeux : le nu qu’il peint d’elle en 1905 est l’un des sommets de l’exposition, et l’un des tableaux par lesquels Van Dongen s’impose véritablement comme fauviste, un courant très bref et fulgurant dans l’histoire de l’art (le dessin y est simplifié et la couleur, intense, utilisée de manière libre). Il ne cessera ensuite d’aller vers un art aux couleurs folles et à la sensualité affirmée :  » Un art qui ne serait que de la science serait un suicide « , dira-t-il. C’est encore un peu plus clair avec Les Lutteuses de Tabarin, pyramide d’opulentes silhouettes féminines libérées, triviales et érotiques, conçues comme une réponse plastique aux Demoiselles d’Avignon, acte de naissance du cubisme peint en 1907 par (le désormais rival) Picasso au même Bateau-Lavoir. L’exposition se clôt sur un inattendu portrait de Brigitte Bardot, pour l’affiche d’une exposition Les Peintres témoins de leur temps. Mort à l’âge vénérable de 91 ans, Van Dongen en aura incontestablement vécu plusieurs.

Van Dongen et le Bateau-Lavoir : au musée de Montmartre, jusqu’au 26 août prochain. www.museedemontmartre.fr

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