© EVA WÜRDINGER

Ouragan sur la scène

Le 22 juin prochain, la chorégraphe américaine Meg Stuart ira à Venise chercher le Lion d’or récompensant l’ensemble de sa carrière. Elle sera d’ici là de passage à Bruxelles, la ville où elle a fondé sa compagnie, avec son spectacle Blessed.

Je suis très honorée, mais je me trouve peut-être un peu jeune pour ça « , répond en riant Meg Stuart quand on l’interroge sur l’attribution du  » Golden Lion for Lifetime Achievement  » de la Biennale de Venise, dont elle ouvrira en juin prochain le chapitre  » danse  » avec Built to Last (1). Son nom vient ainsi s’ajouter à ceux de Lucinda Childs, Maguy Marin, William Forsythe, Steve Paxton ou encore Anne Teresa De Keersmaeker dans la liste des chorégraphes à qui a été décernée cette prestigieuse distinction. Avec la dernière citée, Meg Stuart partage Bruxelles comme port d’attache. C’est en Belgique, au Klapstuk Festival de Louvain, que l’Américaine a effectivement créé sa première  » forme longue « , Disfigure Study, en 1991. Et c’est en Belgique, à Bruxelles, qu’elle a fondé, en 1994, sa propre compagnie, Damaged Goods ( » Biens endommagés « , tiré de la dernière phrase de la toute première critique qu’elle a reçue dans la presse :  » everyone was seen as damaged goods « ).  » J’étais très enthousiasmée par le climat artistique qu’il y avait alors en Belgique, se rappelle-t-elle. Il y avait des chorégraphes très intéressants comme Alain Platel et Anne Teresa. Et puis, je pensais que les conditions seraient meilleures ici pour créer sur le long terme. J’avais reçu pas mal de soutien et je pouvais me consacrer pleinement à mes recherches, sans devoir chercher un job alimentaire, comme c’était le cas quand je vivais à New York. Mais je n’ai jamais planifié le fait de vivre en Belgique.  »

Dans une collaboration, vous voulez quelqu’un capable de vous amener dans un endroit que vous ne connaissez pas

Aujourd’hui, Meg Stuart vit à Berlin, mais elle n’a pas délaissé la capitale belge pour autant, où Damaged Goods reste basée, et où la chorégraphe revient sans cesse, notamment grâce à des liens forts avec le Kaaitheater. C’est là, en janvier dernier, qu’elle a créé sa dernière pièce en date, Celestial Sorrow (2). Dans le cadre d’Europalia Indonésie, elle est partie sur place rencontrer l’artiste transdisciplinaire Jompet Kuswidananto. Leur réflexion commune a abouti à une scénographie prégnante : une constellation regroupant un millier d’ampoules et des lustres, dont l’intensité voyage de la pénombre à une lumière puissante. Métaphore sur la transformation et sur la manière dont ce qui a été enfoui peut rejaillir à la surface, le spectacle faisait une allusion claire aux décennies de dictature sanglante du président Suharto. Evoluant en équilibre entre le kitsch et l’évocation d’un monde invisible qui nous dépasse, les trois danseurs y étaient vêtus par Jean-Paul Lespagnard. L’intrépide styliste bruxellois faisait, entre autres audaces, porter au performeur Gaëtan Rusquet des chaussures dont la semelle triangulaire installait les pieds dans un constant déséquilibre, impactant directement les déplacements et la danse.  » La liberté de pensée de Jean-Paul est très contagieuse, affirme Meg Stuart. Je sais que je ne dois pas lui dire ce qu’il faut faire, il arrive avec beaucoup d’idées. Et ce qu’il propose peut être assez extrême, c’est sûr.  »

Francisco Camacho face à la dévastation dans Blessed.
Francisco Camacho face à la dévastation dans Blessed.© LAURA VAN SEVEREN

Affinités et tensions

Jean-Paul Lespagnard et Meg Stuart travaillent ensemble depuis Blessed, en 2007. La chorégraphe a d’autres compagnons de longue date. Jan Maertens pour les lumières, Tim Etchells pour les textes, avec qui elle tourne encore dans Shown and Told (3), Chris Kondek pour la vidéo… n’en sont par exemple pas à leur premier spectacle avec elle. Si Meg Stuart a ses fidèles, elle aime en tout cas multiplier les collaborations. Qu’elles soient récurrentes ou ponctuelles, une constante : l’artiste invité doit accepter d’y déplacer sa pratique.  » Ils doivent être capables de travailler dans un espace qui n’est pas familier, de rencontrer un autre public, de partager, d’avoir un dialogue, de produire quelque chose de non reconnaissable, déclare la chorégraphe. Dans une collaboration, vous ne voulez pas quelqu’un qui est exactement comme vous, vous voulez quelqu’un avec qui vous avez une connexion, mais qui est capable de vous amener dans un endroit que vous ne reconnaissez pas. C’est une sorte de somme d’affinités et de tensions. Et puis, il faut qu’ils soient capables d’improvisation dans le processus. L’improvisation est un espace où essayer, où jouer. On part dans un endroit inconnu, on ne sait pas ce qu’on va y trouver. On découvre l’oeuvre ensemble et ça demande une certaine disposition d’esprit, une certaine manière de penser, pour avoir la liberté.  »

Repris prochainement au Kaai (4), Blessed est dansé par Francisco Camacho (qui faisait déjà partie de Disfigure Study). Dans le spectacle, le danseur portugais se meut au milieu de silhouettes en carton figurant un palmier, un cygne géant et une sorte de cahute. Sous les effets d’une pluie tombant des cintres, l’ensemble va progressivement s’affaisser et se dissoudre. Une lente dévastation faisant écho aux ravages provoqués par l’ouragan Katrina en 2005, qui a fait des centaines de victimes à La Nouvelle-Orléans, la ville natale de Meg Stuart. Dix ans plus tard, le propos est toujours d’une actualité brûlante.  » C’est un spectacle qui parle de la résilience, de comment on va de l’avant dans des périodes difficiles, explique-t-elle. Le titre (Béni) traduit une attitude particulière dans ces circonstances : une solide confiance en cet univers, la foi. Comment réagir quand on croit en quelque chose mais que les circonstances vous poussent à croire le contraire ?  »

Que ses créations soient très abstraites, comme Violet (5), ou ancrées dans un contexte bien concret, comme Do Animals Cry (sur la structure familiale), Meg Stuart tend à exprimer l’indicible.  » Ce qui reste invisible, des vibrations, des sensations, les choses qui nous touchent sans être articulées, qui sont liées au subconscient, au monde des rêves.  » Une quête que, malgré le prix vénitien pour  » lifetime achievement « , elle n’est pas prête de lâcher.

(1) Built to Last : le 22 juin en ouverture du 12e Festival international de danse contemporaine de la Biennale de Venise, www.labiennale.org.

(2) Celestial Sorrow : du 22 au 25 mai 2019 au Kunstencentrum Vooruit à Gand, www.vooruit.be.

(3) Shown and Told : les 13 et 14 décembre au Campo Nieuwpoort à Gand, www.campo.nu.

(4) Blessed : les 1er et 2 juin au Kaaitheater à Bruxelles, www.kaaitheater.be.

(5) Violet : le 8 février 2019 au Cultuurcentrum d’Hasselt, www.ccha.be.

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