Série Noir et blanc, Pierre Soulages, vers 1960. © PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS

Mister Cash

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le journaliste François De Brigode.

Yeux ronds, main sur la bouche et l’air qui se décompose :  » Je suis désolé, j’avais complètement oublié que c’était aujourd’hui !  » Aujourd’hui ? Un dimanche, fin d’après-midi, chez lui. Debout dans l’embrasure de la porte, le présentateur de JT préféré des Belges surprend par sa taille, très grande, ses jambes, très longues, et sa bonhomie, très carolo. Teint hâlé, ça fait deux jours qu’il tente de rentrer de vacances. Hier, son vol a été annulé, sans explication, et c’est après avoir sillonné toutes les gares du sud de la France qu’il a réussi à grimper dans un TGV, direction Bruxelles. A l’instant, soit avec 24 heures de retard :  » En plus, demain, c’est moi qui fait le Journal « , ajoute-t-il avec un air de vieux routard. Comme quoi, c’est pas parce qu’on est une star de l’info qu’on est mieux informé des grèves ou des intempéries.

 » Mais pas de problème, on va faire l’interview « , tranche-t-il, avec chaleur, en s’installant dans l’un des deux fauteuils rouges du salon. Ici, les fauteuils n’ont ni pied ni accoudoir, un peu comme la table de salon composée d’une planche posée sur des caisses en bois. Une déco sans doctrine particulière, plutôt cool, presque hygge (l’art de vivre à la danoise), qui voit les livres de rock ou de cinéma se mélanger de part et d’autre de la cheminée. Ni bourgeois, ni bohème donc, l’intérieur de François De Brigode fait un peu  » j’étais étudiant il n’y a pas si longtemps « , alors que ça fait des années qu’il est bien installé dans sa maison bruxelloise classique : trois pièces en enfilade et une véranda, où se prélasse le chat, noir. Sur les murs, de grands formats photo : une maison close à gauche, une image  » on the road  » à droite et un gros plan des Rolling Stones pris lors de leur dernier concert à Bruxelles. Elles sont toutes de lui. Parce que la photo, c’est comme la musique : ce sont ses grandes passions depuis toujours.  » Je suis faaan, hein ! Je les ai vus au moins vingt fois en concert !  » précise le grand gamin de 55 ans. Grand gamin et plutôt du genre fidèle : vingt ans au JT de la RTBF, encore plus avec madame et le double avec ses potes, rencontrés pour la plupart dans la cour de récré.

Pas de surprise donc quand il explique que, de tous les arts, c’est la photo qu’il place au sommet. Plus assidu ces dernières années, il a exposé récemment ses images de Nuages ou de Maisons closes, sorti un livre de photos et illustré la couverture du polar écrit par son vieux copain Franco Meggetto.  » J’ai beaucoup appris et même si je relativise beaucoup les choses, une expo, c’est toujours bon pour l’ego « , lâche-t-il, goguenard, avant d’attaquer sur ses oeuvres d’art préférées.

La Joconde, bof

 » La Joconde, je dé-teste ! Quand je la vois, je me dis : and so what ? Je ne comprends pas la fascination qu’elle exerce « , démarre-t-il, mug dans la main, thé vert au citron fumant sous le nez.  » Mon critère, c’est l’émotion ; et la Joconde, c’est comme l’art classique, tu ne m’auras jamais avec ces trucs-là !  » Son truc à lui, c’est l’art abstrait :  » On y projette qui on est et ce qu’on a envie d’y mettre, j’adore ! « 

Un héritage de ses parents, tous deux férus d’art contemporain et qui ne manquaient pas une occasion de traîner leur gamin  » dans tous les musées et expositions de France ou de Navarre « . Papa était architecte et présidait à ses heures Le Cercle artistique et littéraire de Charleroi. Maman, professeur de français à Morlanwelz, se battait pour imposer une fresque de Jacques Weemaels dans son lycée. Comme son mari d’ailleurs, qui défendait celle de Raoul Ubac à la piscine de Mont-sur-Marchienne, qu’il venait de construire.  » J’aime l’idée qu’ils se sont battus pour « imposer » l’art dans des univers qui n’étaient pas fait pour.  » Prudent, le journaliste précise qu’il ne faudrait pas oublier les guillemets dans la phrase – quarante ans de métier dans les lattes, on ne se refait pas ! C’est donc par la découverte de ces fresques que l’enfant approche concrètement l’art contemporain. Des fresques qui ne sont pas sans rappeler celle que vient de réaliser sa fille, Sarah, alias Madame la Belge, dans une rue devenue piétonne à Charleroi.  » Attention, insiste-t-il l’air grave, elle a obtenu cette commande parce qu’elle a gagné le concours ! En plus, nous ne portons pas le même nom, d’ailleurs tout le monde à Charleroi ignorait qui elle était.  » Le sujet semble délicat et sans doute légitime pour celui qui balance presque tous les soirs le linge sale de la petite dame Belgique à la télé. Pas de piston donc et une conclusion :  » Finalement, mon rapport à l’art tient dans ces trois fresques à trente ans d’écart.  »

L’ego, le blanc et le noir

En numéro un, De Brigode a choisi un opus black and white de l’artiste français Pierre Soulages. C’est à Beaubourg que, traîné encore une fois par ses parents, il a découvert l’univers du maître de l’outrenoir.  » Soulages, c’est mon côté manichéen « , déclare-t-il en balançant du pied dans son canapé. Un trait de caractère qu’il reconnaît posséder et qui le pousse à catégoriser les choses ou les gens en deux extrêmes : avec lui, c’est  » blanc ou noir. On me le reproche souvent. Heureusement, après, j’affine mon raisonnement. C’est l’un des avantages de l’âge : avec le temps, on s’assagit et il est rare que j’aie encore un avis définitif sur les gens.  » Un côté entier qui ne tolère qu’assez difficilement les personnes aux positions évasives,  » les anguilles dans un seau de vaseline « , comme il se plaît à les caricaturer et dont l’aversion qu’elles lui inspirent renforce son amour pour l’oeuvre de Soulages :  » Lui, il n’a jamais dévié de sa trajectoire, il a toujours gardé le cap de son art alors qu’à une certaine époque, ça ne devait pas être simple. Ce qui me plaît vraiment avec Soulages, c’est l’intransigeance, l’affrontement brutal du noir et du blanc dans un monde où finalement tout est gris. Quel paradoxe, non ?  » Finalement, l’artiste est devenu presque immortel sans compter qu’à bientôt 98 ans, il a réussi à ouvrir son propre musée à Rodez (dans le sud de la France).  » Ça soigne sans doute son ego, mais c’est néanmoins un beau projet porté par un mec généreux.  »

Question ego, tiens… En riant, la vedette de la RTBF admet s’être un peu  » pris le ballon  » à certains moments :  » Quand on a la chance de présenter JT Dernière à 25 ans, c’est clair qu’on se prend rapidement pour le roi du macadam. Même si, globalement, j’ai toujours plutôt eu confiance en moi, je sais que j’ai aussi eu beaucoup de chance dans ma carrière.  » Toujours dire la vérité, étonner le public et avoir du culot sans jamais être vulgaire, c’est selon lui les qualités premières d’un journaliste.  » Un jour, un politique m’a dit en sortant d’une interview : « Un bon journaliste aurait posé cette question-là ! » Et il avait raison. Ça m’a fait le même effet qu’un uppercut.  » Rater la question clé, manquer l’occasion de rebondir sont sans doute ses plus grosses craintes :  » Pareil dans la vie privée : je redoute toujours la phrase prononcée sous le coup de l’émotion et qui peut faire très mal. Rater un moment où il fallait être présent, ou oublier de se manifester auprès de quelqu’un qu’on aime à un moment crucial…  » C’est aussi la perversité du métier, confesse-t-il : constamment dans l’urgence, on zappe parfois des moments importants.

Précieux destin

Pour son second coup de coeur artistique, De Brigode épingle ces autoportraits de Lucian Freud par Francis Bacon qu’il a découverts à la fondation Guggenheim de Venise, son second musée préféré après Beaubourg.  » C’est là que je réalise à quel point Bacon est incroyable ! Par ces visages déformés et l’expression qu’il insuffle à ses modèles, il offre un mélange intense de beauté et de violence. Comment est-il possible de faire coexister les deux ? Encore un paradoxe !  » sourit-il en réajustant son pull marine.  » La violence, c’est quelque chose qui te frappe au visage et qui te fait réfléchir alors que la beauté, c’est comme toutes les bonnes choses, elle apaise et s’impose.  » Une violence qu’il confie vivre quotidiennement, que ce soit à l’antenne, dans la maison ertébéenne où certains aimeraient beaucoup prendre sa place, ou simplement dans l’univers des médias en général. Mais ça, François gère. Et c’est le regard traînant sur la table basse qu’il révèle que la plus grande violence qu’il ait jamais vécue reste ce coup de fil lui annonçant la mort de son père.

Pour sa dernière oeuvre, De Brigode tire de son chapeau une photo de Giacometti qu’il a sélectionnée tant pour l’admiration qu’il voue au sculpteur que pour la fascination qu’il porte au photographe, Henri Cartier-Bresson.  » Avec Giacometti, on rejoint un peu Bacon pour le côté torturé de l’oeuvre, des formes aussi filiformes que des lacets de cuir et dans lesquelles s’impriment pourtant toutes les expressions du monde. Avec lui, aucun visage ne ressemble à un masque.  » De nature très optimiste et partisan de l’adage selon lequel le destin fait bien les choses, De Brigode aime voir le jeu du hasard dans la prise de cette photo emblématique.  » Je peux avoir de mauvaises journées mais jamais de mauvaises années. En revanche, la maladie ou la souffrance des gens que j’aime ou hypothétiquement la mienne me terrifient.  »

 » Heureusement, lance non sans humour son épouse, qui traverse la pièce, François est hypocondriaque ! Il y a peu de chance que quelque chose de grave lui arrive !  » Reprenant sur la maladie qui frappe des personnes de son entourage, il ajoute :  » J’aurais envie de les mettre dans ma poche, pour pouvoir m’occuper d’eux… Même si j’adore mon job, toutes ces choses dures me font relativiser l’existence et me poussent à dire : vingt ans de JT et alors ? !  »

Dans notre édition du 8 décembre : Boris Cyrulnik.

Pierre Soulages (1919)

Le peintre du noir et de la lumière est une des dernières légendes vivantes de la peinture française. S’engageant dès son plus jeune âge en faveur d’une peinture radicalement abstraite, Soulages évite, toute sa vie, la figuration, qu’il considère comme un détour. Le succès qu’il connaît dès les années 1950 lui permet d’intégrer très tôt les collections des plus grands musées européens et américains. Un travail débuté avec du brou de noix (des compositions charpentées de larges tracés bruns) avant de se lancer dans le noir et blanc puis dans les Outrenoirs (plus noir que noir) dont il s’attache à révéler la lumière.

Sur le marché de l’art. Artiste vivant le mieux côté en France (un record à 4,5 millions d’euros), il reste moins valorisé que ses homologues américains. Qu’à cela ne tienne, pour acquérir un Soulages, visez entre 300 000 et 700 000 euros.

Alberto Giacometti, galerie Maeght, 1961, Paris par Henri Cartier-Bresson.
Alberto Giacometti, galerie Maeght, 1961, Paris par Henri Cartier-Bresson.© PATRICK KOVARIK/BELGAIMAGE

Alberto Giacometti (1901 – 1966)

Fils d’un peintre impressionniste suisse, Giacometti débute son apprentissage chez le sculpteur français Bourdelle. Très influencé par l’art africain et océanien, il adhère au mouvement surréaliste français avant de poursuivre son obsession de la taille et de poser la question de la réalité et de sa représentation. Ses silhouettes, il les dépouille inlassablement pour n’en garder que l’essentiel. Il connaît la gloire et la reconnaissance dans les dernières années de sa vie. Une légende presque vivante que son frère Diego, artiste lui aussi, et son épouse veilleront à transmettre.

Sur le marché de l’art. En 2015, L’Homme au doigt devient l’oeuvre sculptée la plus chère au monde (plus de 112 millions d’euros). Plus abordable, un lampadaire (l’artiste a versé dans l’art décoratif également) s’emporte pour 169 000 euros, les estampes naviguant entre 3 000 et 75 000 euros.

Trois études de Lucian Freud, Francis Bacon, 1969 (198 cm × 147,5 cm).
Trois études de Lucian Freud, Francis Bacon, 1969 (198 cm × 147,5 cm).© ISOPIX

Francis Bacon (1909 – 1992)

 » Le plaisir est une chose si multiple et l’horreur aussi.  » Ainsi parlait le peintre britannique qui n’a pourtant jamais compris ce qu’on pouvait trouver d’horrible à sa peinture ; tout au plus confessait-il que  » l’odeur du sang ne lui quittait pourtant pas les yeux « . Adolescent rejeté par son père en raison de son homosexualité, il s’installe à Londres et mène une existence de bohème avant de se lancer dans la décoration d’intérieur. Il découvre alors les grands peintres et commence à tâter du pinceau. Bien qu’il ait déjà participé à quelques expositions avant la Seconde Guerre mondiale, c’est l’après-guerre qui voit éclore son talent. Il faut dire que la période se prête particulièrement à ses visions apocalyptiques ou dramatiques de la figuration humaine.

Sur le marché de l’art. Bacon détient le record mondial pour une oeuvre d’après-guerre, avec son portrait du peintre Lucian Freud (célèbre triptyque adjugé à plus de 142 millions de dollars) ; 100 euros investis dans une oeuvre de Bacon en 2000 valent aujourd’hui plus de 1 315 euros.

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