Georges Simenon, en 1955, entouré de son fils John, sa fille Marie-Jo et de Denyse, sa seconde épouse, la " grande passion " de sa vie. © BELGAIMAGE

Les dernières oeuvres des artistes : Mémoires intimes suivis du Livre de Marie-Jo de Simenon

Parfois, un artiste sait qu’il réalise sa toute dernière oeuvre : « testament » ou apothéose de son talent. A l’inverse, d’autres n’ayant pas vu la mort venir, leur dernière oeuvre ne l’est que par accident. Mais dans certaines d’entre elles, un oeil averti décèle un étrange caractère prophétique. Le Vif/L’Express revient tout l’été sur un dernier tableau, un dernier livre, un dernier film… Une ultime création qui, tel un petit coffre secret qui s’ouvre, révèle avant tout l’âme de l’artiste. Que ses opus avaient jusque-là parfois gardée sous clé.

C’est l’histoire d’un papa. Un papa  » phénomène « . Un papa qui a connu bibliquement plus de  » 10 000 femelles  » et qui, malgré ses immenses succès littéraires, a toujours considéré que son plus beau rôle était celui de père… L’homme à la pipe a rangé sa machine à écrire en 1973. Neuf ans de retraite qu’il n’interrompra que pour rédiger Mémoires intimes suivis du Livre de Marie-Jo : une oeuvre auto- biographique conçue pour tenter de survivre au suicide de sa fille chérie, lui rendre hommage aussi (1). C’était son rêve à elle de voir enfin son nom figurer à côté de celui du grand Simenon sur la couverture d’un même livre. Alors, le père, hagard, écrasé par la tristesse, se remet au travail le temps de raconter sa vie, leur vie, avant de s’éteindre à son tour, le 4 septembre 1989, et de rejoindre enfin sa Marie-Jo au pied du cèdre de son jardin, dans sa propriété de Lausanne. Ce n’est qu’une fois les cendres dispersées que ses trois fils apprendront sa mort. Curieuse famille où l’on cache son décès à ses enfants et où, parfois, les femmes aiment plus que de raison.

Une enfance moche

Né à Liège, officiellement, le 12 février 1903, Simenon, il est vrai, a eu une enfance moche, une mère qui ne l’aimait pas et qui, toute sa vie, lui préférera Christian, le cadet. Elle, Henriette, est issue d’une famille désargentée, et si elle ne manifeste aucune tendresse pour son fils aîné, elle finira par mépriser tout autant son mari, Désiré, un modeste comptable qui n’eut jamais d’autre richesse que sa montre à gousset. Georges, lui, éprouve beaucoup d’affection pour son père. Quand celui-ci tombe malade et qu’on lui annonce une mort prochaine, le futur romancier, devenu soutien de famille à 15 ans à peine, ferme définitivement la porte des études pour se lancer dans la vie active. Pas de séminaire comme prévu, adieu la prêtrise. L’adolescent, qui a perdu sa virginité à 12 ans, a tranché : à Dieu, c’est définitivement les femmes qu’il préférera. Au crépuscule de sa vie, l’écrivain estimait son tableau de chasse à 10 000 conquêtes, certes rapides, des  » coups de fusil tirés entre deux portes « , pourtant l’homme n’est pas un salaud si l’on en croit les maîtresses ou prostituées qu’il a croisées auxquelles, d’ailleurs, il laisse un excellent souvenir. Si le nombre de ses conquêtes est exorbitant, il ne doit cependant pas occulter que Georges était avant tout un tendre. Juste un gamin, orphelin de l’amour de sa mère et qui n’a jamais cessé de fuir l’effrayante solitude de son enfance. Pour lui, rien de plus abominable que le célibat, rien de pire que de vivre sans l’amour d’une épouse.

Le dernier livre de Simenon, écrit pour sa fille mais aussi pour mettre de l'ordre dans son passé.
Le dernier livre de Simenon, écrit pour sa fille mais aussi pour mettre de l’ordre dans son passé.

Après avoir tâté de la pâtisserie et avoir ridiculisé son second patron, un libraire liégeois, Simenon atterrit à 16 ans dans les bureaux de La Gazette de Liège. C’est là qu’il se frotte au métier de journaliste dédié aux  » chiens écrasés « . Il devient le petit gars qu’on dépêche aux procès ou aux enterrements de province, le petit mec qui écume trois fois par jour les commissariats de la ville et qui, bon gré mal gré, collectionne les petites et grandes tragédies de la vie dans son petit carnet noir. Des drames mosans qu’il recrache ensuite le soir à la rédaction.

A 18 ans,  » le petit Sim  » se fiance à Régine Renchon, dite Tigy, quelques mois avant que son père ne décède ; un malheur qui lui fera dire qu’aucun jour n’est plus important dans la vie d’un homme que celui où il perd son père. Alors il décide de tenter sa chance à Paris, non sans avoir épousé au préalable Tigy à l’église. Le couple s’installe dans une mansarde à Montmartre et pendant que Georges écrit, Tigy relit, corrige ses manuscrits quand elle ne collectionne pas elle-même des informations pour son mari. A l’époque, Simenon n’est qu’un romancier populaire, un petit écrivain qui, à l’image d’un artisan en début d’apprentissage, doit  » gâcher du plâtre  » ou faire ses gammes.  » Mon petit Sim, ce n’est pas encore ça. Supprimez toute littérature et ça ira !  » lui dira l’illustre Colette, une exhortation qui lui permettra d’accéder à son véritable style, son ADN et sa marque de fabrique. Des années plus tard, Simenon confessera que c’était le meilleur conseil qu’il reçut. Toute sa vie d’ailleurs, il n’aura de cesse d’être  » le plus simple possible « . Il atteint alors sa vitesse de croisière, 80 pages par jour pour signer, finalement, plus de 200 livres en sept ans à peine. Durant ces années, Simenon s’éprend follement de Joséphine Baker et devient son amant. Mais si l’homme est raide bleu de la chanteuse, il la quitte pourtant :  » Etre l’époux ou l’amant d’une femme célèbre et n’être rien soi-même, n’est-ce pas la pire torture pour l’orgueil d’un homme ?  » lâchera-t-il des années plus tard. S’il n’est pas encore une star, son succès se porte néanmoins très bien et il devient l’une des coqueluches de Paris. Il enchaîne alors les collaborations, les voyages et les reportages.

De père en père

En 1931, Simenon amorce le premier grand tournant de sa vie en donnant naissance à son premier  » enfant  » : Jules Maigret. Evénement inédit dans le Landerneau littéraire, celui qui s’imposera comme l’auteur belge le plus lu dans le monde – véritable poule aux oeufs d’or – défend bec et ongles ses droits d’auteur. Apre négociateur, Georges renégociera toute sa vie ses contrats, n’hésitant jamais à quitter un éditeur pour un autre ou à se mêler de l’adaptation de ses romans au cinéma. En 1939, deuxième temps fort : Simenon est père pour la première fois. Car s’il est une seule chose qu’il tardera à assumer, c’est bien la paternité. Seize années passeront, en effet, avant d’accueillir un fils, Marc, une naissance sur le tard que Tigy justifiera par le fait qu’elle n’estimait pas son mari suffisamment  » prêt  » pour l’être avant. Comme le relève Pierre Assouline dans la pantagruélique biographie qu’il lui a consacrée (2), Georges se révèle un papa ému, attentif, embarrassé et fasciné devant cet enfant qu’il adule.

Georges Simenon estimait à quelque 10 000 ses conquêtes féminines. Dont beaucoup de
Georges Simenon estimait à quelque 10 000 ses conquêtes féminines. Dont beaucoup de  » coups de fusil tirés entre deux portes « …© Yves MANCIET/getty images

Dans sa saga familiale, relevons cet épisode éclairant. Fin 1940, un accident banal force l’écrivain à consulter un médecin. Celui-ci lui diagnostique une terrible maladie qui, selon lui, ne laisserait à Georges qu’à peine deux années à vivre. Un verdict qui n’est pas sans rappeler celui qu’entendait Désiré Simenon des années plus tôt. Le docteur est formel : deux années seulement, mais à condition de  » ne plus travailler, de s’étendre six heures par jour, de ne plus boire et, surtout, de ne jamais plus faire l’amour « . Si le diagnostic se révèle inexact, il sera néanmoins le déclencheur pour l’écriture de ses deux premières autobiographies, Pedigree et Je me souviens, deux opus destinés à Marc et qui seront complétés presque cinquante ans plus tard par Mémoires Intimes suivis du Livre de Marie-Jo. Pour l’heure, ces deux premières biographies visent à laisser une trace de lui, à ce fils âgé de 2 ans. Mais Simenon survit et, à la fin de la guerre, soupçonné de collaboration, s’établit aux Etats-Unis. C’est là que Georges divorce d’avec Tigy pour épouser, en 1950, sa secrétaire, Denyse, une Franco-Américaine, sa maîtresse depuis de longs mois déjà dont il déclarera qu’elle fut sa grande passion. Simenon refuse cependant que sa première famille s’éloigne trop de lui et c’est tout naturellement que Tigy et Marc s’installent non loin et observent la nouvelle tribu qui s’agrandit : John (1949), Marie-Jo (1953) et Pierre (1959).

La période américaine durera dix ans. Chaque matin, après avoir écrit son chapitre quotidien, l’écrivain a pour habitude d’aller embrasser sa petite fille avant de descendre prendre un café en ville. Un jour, pour diverses raisons, il est empêché de le faire et Marie-Jo, voyant la voiture de son père s’éloigner, tombe en syncope, un malaise d’une telle ampleur que la petite fille de 2 ans inquiétera même le médecin de famille. Des troubles jalonneront ensuite l’enfance de Marie-Jo, comme à chaque fois que son père s’isole pour  » entrer en roman « . A 8 ans, elle exige que son père lui offre la même alliance que celle qu’il porte au doigt. Simenon cède, comme il le fera toujours face à Marie-Jo. D’autant qu’avec Denyse, rien de va plus. Après avoir profité outre mesure des pouvoirs que lui laissait son mari, l’ancienne secrétaire se prend pour l’impresario, l’agent, voire presque pour Georges Simenon lui-même. A cela s’ajoute une dépendance forte à l’alcool et une obsession de l’hygiène. Le couple passe le plus clair de son temps à se déchirer, quand Denyse ne séjourne pas dans des cliniques privées. Au milieu de cette mauvaise pièce, plus que ses frères, Marie-Jo encaisse. Des années plus tard, elle avouera avoir été abusée par sa mère lors d’un séjour en montagne alors qu’elle n’avait que 11 ans. Adolescente, outre quelques névroses obsessionnelles compulsives, on lui diagnostique également une forme aiguë d’anorexie mentale qui l’entraînera d’hôpitaux psychiatriques en cliniques privées, de fugues à répétition en tentatives de suicide.

Avec Marie-Jo, en 1963. Une relation quasi fusionnelle.
Avec Marie-Jo, en 1963. Une relation quasi fusionnelle.© REPORTERS

Pour Marie-Jo

A 70 ans, Simenon a quitté Denyse et vit désormais avec Teresa, sa dernière compagne. Depuis Lausanne où il réside, il ne sait plus comment venir en aide à sa fille. Après lui avoir rendu visite, les Buffet – des amis de toujours – dévoileront que Simenon se sentait déjà très responsable et coupable d’avoir écrasé ses proches sous son génie.

Une accalmie avant la tempête. A 25 ans, Marie-Jo semble aller mieux. Installée par son père dans un deux-pièces à Paris, elle lui écrit plusieurs longues lettres tous les jours tandis qu’elle passe ses soirées avec des hommes beaucoup plus âgés qu’elle. Finalement, c’est la publication d’Un oiseau pour le chat, un ouvrage où Denyse déballe des demi-vérités pour nuire à Simenon qui mettra le feu aux poudres. Bouleversée, Marie-Jo ne sait plus qui, de son père ou de sa mère, croire. La veille de sa mort, elle appelle son  » Dad « , en lui demandant juste de lui dire  » Je t’aime  » dans le combiné. Georges s’exécute et raccroche en même temps qu’elle. Le lendemain, Marie-Jo se tire une balle dans le coeur. Avec un pistolet 22 à un seul coup. Comme dans les aventures du commissaire Maigret.

Conformément à ses volontés, Georges dispersera, en seule compagnie de Teresa, les cendres de Marie-Jo dans son jardin. Pendant des mois, l’écrivain sombre et rumine : il en arrivera à envisager la possibilité que son oeuvre ait elle-même pu inspirer sa fille. De quoi devenir fou. Alors, il décide de ressortir sa vieille machine à écrire et de coucher ses souvenirs sur le papier. Un livre pour mettre de l’ordre dans son passé mais surtout un livre pour sa fille. Ce faisant, Marie-Jo devient l’unique héroïne de l’oeuvre simenonienne et cet opus, le seul que Simenon n’aura pas signé pour l’argent.

(1) Mémoires intimes suivis du Livre de Marie-Jo, par Georges Simenon, Presse de la Cité, 1981.

(2) Simenon, par Pierre Assouline, Gallimard, 1998.

Bio express

1903 Naissance un vendredi 13 à Liège. Par superstition, on le déclare né le 12 février.

1919 Entre comme journaliste à La Gazette de Liège.

1922 Premier départ pour Paris avant de s’y établir avec son épouse Tigy en 1923.

1931 Premier Maigret.

1945 Exil de dix années aux Etats-Unis.

1955 Il s’établit en Suisse.

1973 Il cesse toute activité de romancier.

1978 Publication d’ Un oiseau pour le chat de Denyse Simenon et suicide de Marie-Jo.

1981 Publication de Mémoires intimes suivis du Livre de Marie-Jo.

1989 Georges Simenon meurt à Lausanne, à l’âge de 86 ans.

Le Balzac belge

Georges Simenon aura vécu dans plus de 33 domiciles et aura connu plus de 10 000 femmes, dont 8 000 professionnelles du sexe. Il écrivait 80 pages par jour (la plupart du temps, un chapitre en une journée) et perdait plus de 800 grammes par jour quand il rédigeait un roman. Au total, l’oeuvre simenonienne comporte 212 romans en son nom, 300 sous plus de 27 pseudonymes et plus d’un demi-milliard d’exemplaires traduits dans une centaine de langues. Il ratait de peu le Nobel de littérature en 1946. Vexé, il dira à la presse que de toute façon, il l’aurait refusé ; une attitude qui mit fin à toutes ses chances de le recevoir ensuite. Mais c’est de son vivant que Simenon rejoignit les 15 auteurs du xxe siècle édités dans la Pléiade.

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