Deucalion et Pyrrha priant devant la statue de la déesse Thémis, Jacopo Robusti, dit " Le Tintoret ", 1541 - 1542. © PAOLO TERZI

Maîtres au carré

Entre Cologne et Wuppertal, 30 petites minutes de train permettent d’enjamber l’histoire de l’art, du Tintoret à Manet. Au bout du voyage, la redécouverte de deux précurseurs géniaux.

C’est à Cologne, à l’ombre de l’imposante cathédrale, que débute ce périple pictural. Le musée Wallraf-Richartz consacre une importante exposition aux oeuvres de jeunesse du peintre Jacopo Robusti, alias Le Tintoret (1518 – 1594). A Star Was Born, selon son titre, est à comprendre comme une sorte de coup de semonce adressé à une année 2018 dont l’actualité ne va pas manquer (avec en particulier une grande rétrospective à la National Gallery de Washington) de rendre hommage au  » petit teinturier « , en raison de l’anniversaire des 500 ans de sa naissance. 500 ans, vraiment ? A vrai dire, personne ne le sait exactement. De condition sociale modeste, Le Tintoret naît à Venise à une époque où il existe un hiatus juridique et matériel conséquent entre les patriciens et la classe des  » popolani « , des citoyens ordinaires qui représentent 80 % de la population. Né d’un père tisserand et teinturier, une extraction assurément basse, Jacopo Robusti n’avait par conséquent aucune raison de voir sa date de naissance enregistrée à l’état civil… 1518 est donc seulement l’année de naissance présumée du Tintoret. La date est pourtant à retenir dans l’histoire de la peinture, car elle marque l’avènement de celui que l’on a désigné comme le plus  » américain  » des peintres vénitiens, son travail étant traversé de mises en scène spectaculaires. Un élément à mettre en lien avec une inextinguible envie de gravir les échelons d’une société figée.

Autoportrait, Jacopo Robusti, 1547.
Autoportrait, Jacopo Robusti, 1547.© PHILADELPHIA MUSEUM OF ART

A Star Was Born

L’exposition de Cologne relate la montée en puissance d’un ambitieux qui, dès son entrée en peinture, cherche à se faire remarquer, multipliant les audaces visuelles pour attirer les regards. Tableaux monumentaux, perspectives chahutées – on pense au renversant Deucalion et Pyrrha priant devant la statue de la déesse Thémis (1541 – 1542), une vision dite  » di sotto in sù « , comprendre  » de dessous vers le haut  » – ou compositions auxquelles il confère une dimension acoustique… Le Tintoret ne ménage pas ses effets pour se faire un nom. Il n’est pas seulement un génie précoce, il est un inventeur qui bouleverse les perspectives et les formes de son temps. Son art sera pour lui l’occasion de participer au discours de l’époque au coeur d’une ville, Venise, qui fait office de carrefour culturel où se croisent éditeurs et artistes. Comme l’a écrit Sartre dans un ouvrage qu’il lui a consacré :  » Robusti, c’est l’homme que la peinture a choisi, vers le milieu du xvie siècle, pour faire éclater en lui ses contradictions. Il fait ce qu’il veut de ses doigts, il excelle dans un art à bout de souffle : précisément pour cela, il en découvre l’insuffisance : c’est en son propre coeur que cet art passe aux aveux et se déclare périmé. Le jeune homme se fût accusé lui-même si des insuffisances – on en trouve au début chez les plus grands – l’eussent forcé de remettre sur le métier sans cesse des ouvrages sans cesse imparfaits. Comment distinguer, dans la nappe, ce qui vient de l’héritage et ce qui vient de l’héritier. Mais il a, comme Rembrandt, cette chance funeste de réussir d’abord : il s’établit dès vingt ans, on l’estime, on le recherche.  »

Dès l’entrée, on s’arrête sur l’une des toiles du maître, qui raconte la vingtaine flamboyante de ce prodige de la Renaissance ayant reçu très tôt le statut de  » magister « , passeport obligatoire pour ouvrir son propre atelier. Le Christ parmi les docteurs : la toile, qui date de 1539, instaure l’une de ces perspectives qui renouvellent la tradition. Le Tintoret adopte le point de vue profane de Marie qui découvre un spectacle incroyable : après trois jours de recherches angoissées, elle retrouve enfin son fils. Au milieu d’un décor chaotique, dont on imagine sans peine les bavardages désordonnés et les résonances solennelles, Jésus bouscule les certitudes des docteurs qui manipulent des livres disproportionnés. Ce sont les yeux et le corps de La Vierge qui plongent le spectateur au coeur de la scène. Le Christ, quant à lui, se découvre comme un personnage lointain nettement plus petit que ceux du premier plan, il tend les bras vers sa mère, dessinant ainsi l’axe central du tableau, un aller-retour qui balaie le désordre ambiant. Ces retrouvailles de la mère et de l’enfant s’affichent totalement novatrices au regard des dispositifs médiévaux habituels – dans lesquels Jésus occupe forcément une place proéminente – qui prévalent encore à l’époque. Difficile de trouver meilleure illustration de la cinématographie des tableaux du Tintoret : le peintre sait mieux que personne où placer sa caméra. Un autre tableau retient l’attention, qui dit tout aussi bien le génie du Vénitien : il s’agit du Labyrinthe de l’amour (1537 – 1538), un chef-d’oeuvre qui appartient à la reine Elisabeth II d’Angleterre. Exposée pour la première fois, la toile a longtemps été attribuée à un artiste flamand avant que Roland Krischel, commissaire de l’accrochage, ne rétablisse la vérité. Une fois encore, le propos allégorique est servi par des agencements impeccables et une grande précision chromatique débouchant sur d’impressionnants rendus de matière. On retrouve, portée à un niveau supérieur de raffinement, la fascination que l’on peut éprouver dans certains tableaux foisonnants de Breughel l’Ancien…

L'Explosion, Edouard Manet,  1871.
L’Explosion, Edouard Manet, 1871.© MUSEUM FOLKWANG, ESSEN, BPK/HERMANN BURESCH

Mais l’intérêt de A Star Was Born n’est pas seulement la qualité et l’étendue de la sélection montrée. L’exposition se préoccupe également des conditions matérielles de production des oeuvres – dans le cas du Tintoret, celles d’un contexte de concurrence féroce au sein duquel peindre n’est jamais un acte gratuit… Placé dans la dernière section du parcours, le sublime Autoportrait de 1547 interpelle ainsi le regardeur de ses grands yeux mélancoliques. Une énigme picturale qui ne suffit pas à effacer la réalité du métier de peintre au xvie siècle. Car l’atelier de la Renaissance est en réalité à rapprocher des cabinets d’architectes actuels – soit des structures au sein desquelles évoluent plusieurs talents réunis par une même vision. Dans  » l’agence Tintoret « , il faut ainsi imaginer des tableaux calibrés en fonction de l’importance du commanditaire mais également des produits dérivés (gravures, canevas de tapisserie…). Ce caractère collectif du style est flagrant, notamment dans Salomon et la reine de Saba (1546 – 1548), toile qui accuse des inégalités d’exécution manifestes. En cela, Le Christ parmi les docteurs évoqué plus haut peut être vu comme une mise en abyme : le tableau de la Renaissance est une assemblée où tout le monde parle à la fois.

Portrait d'Edouard Manet, par Nadar, 1876.
Portrait d’Edouard Manet, par Nadar, 1876.© RMN – GRAND PALAIS/PATRICE SCHMIDT

La révolution Manet

C’est dans la ville de Wuppertal, traversée par un incongru métro aérien, que se poursuit et s’achève cet itinéraire allemand. Le terminus est le Von der Heydt Museum. Sous des dehors modestes et sans reliefs, l’institution cache en réalité une belle collection au sein de laquelle on peut dénicher par exemple quelques perles signées Paula Modersohn-Becker, Ernst Ludwig Kirchner ou Max Beckmann. Et en matière d’expositions temporaires, le lieu s’est également taillé une belle réputation auprès des amateurs.

L’accrochage en cours est consacré à Edouard Manet (1832 – 1883). Il confirme la pertinence du propos par le biais d’un événement qui aligne 45 tableaux du peintre (sur les quelque 450 pièces qu’on lui connaît), contextualisés avec pertinence – la présence de réalisations de peintres amis comme Bazille, Fantin-Latour… A l’échelle allemande, il s’agit d’ailleurs de la plus grande rétrospective montrée à ce jour du peintre français. Le tout avec une parfaite cohérence chronologique, depuis les premières toiles exécutées dans l’atelier de Thomas Couture jusqu’aux émouvants jardins de Rueil de 1882, en passant par la période espagnole ou les marines. Le plaisir se boude d’autant moins que plusieurs chefs-d’oeuvre scandent le parcours. Au fil des toiles exposées, on mesure la révolution picturale qu’incarne Manet, peintre qui s’est construit contre l’académisme ambiant que caractérisait un refus de voir le trait de pinceau surgir à même le tableau. Pour Manet, la peinture, c’était  » la grande lumière et la grande ombre  » qu’il n’hésitait pas à faire coexister sous la forme d’une juxtaposition dans une même toile. Effet frappant garanti, comme on peut le mesurer dans L’Explosion (1871) ou dans une composition comme Le Suicidé (1877), dans laquelle le peintre donne à voir un jeune homme qui vient de mettre fin à ses jours. L’effet de  » réalité nue  » qui en découle est saisissant, il confirme le mantra que l’intéressé répètera jusqu’à la fin de sa vie :  » Je fais ce que je vois et non ce qu’il plaît aux autres de voir.  » L’assertion résonne également de façon plus engagée dans une lithographie de 45 cm sur 57 cm : L’Exécution de Maximilien (1868). Inspirée d’un tableau réalisé la même année, l’oeuvre est à comprendre comme une charge contre Napoléon III. En travestissant la scène – des sombreros remplacés par des képis -, Manet suggère que c’est en réalité le pouvoir impérial français lui-même qui a exécuté l’homme de paille, Maximilien d’Autriche, qui avait été placé au Mexique en vue d’en exploiter les richesses. Pas de complaisance chez Manet : une évidence que l’on retrouve jusque dans le glaçant Portrait de Jeanne Duval peint en 1862. La maîtresse de Baudelaire y apparaît comme une  » Vénus noire  » rongée par la syphilis. Le contraste entre l’immense masse de la jupe peinte à l’aquarelle dans des tons de rose et le dégradé terreux, voire assombri, du visage, compose une sorte de  » bonbon vénéneux  » visuel qui hante longtemps le visiteur.

Le Tintoret. A Star Was Born, au Wallraf-Richartz-Museum, à Cologne, jusqu’au 28 janvier 2018. www.wallraf.museum

Edouard Manet, au Von der Heydt Musuem, à Wuppertal, jusqu’au 25 février 2018. www.von-der-heydt-museum.de

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