Mesut Arslan casse les codes de la relation frontale entre acteurs et spectateurs. © danny willems

Lord of the ring

Metteur en scène turc basé en Belgique depuis 1993, Mesut Arslan, un des visages du KVS, aime bouleverser les codes théâtraux et les habitudes des spectateurs. La preuve à Istanbul et à Bruxelles.

Quand on discute avec Mesut Arslan, que ce soit à Istanbul, au lendemain d’un de ses spectacles en turc surtitré, ou à Bruxelles à la veille de dévoiler les premiers bancs d’essai de son nouveau projet sur Hamlet pour le KVS (1), il ne faut pas très longtemps avant qu’arrive dans la conversation la dichotomie qui le travaille depuis plusieurs années : linéaire versus circulaire, une grille de lecture pour interpréter le monde.  » L’homme, qui vient de la nature, était autrefois à 100 % circulaire. Il avait un temps circulaire, une vie circulaire, basée sur les besoins, comme un animal, explique-t-il. Le circulaire, c’est l’instinct, l’inconscient, l’Orient. Le linéaire, c’est la pensée, la conscience, l’Occident. En grandissant, l’enfant part du circulaire et il apprend à devenir linéaire. On avait l’image, circulaire, puis on a eu l’écriture, linaire. La carrière, c’est linéaire alors que le bonheur, c’est circulaire. On peut planifier une carrière, mais pas le bonheur.  »

On rencontre le metteur en scène pour la première fois, à Istanbul, dans un café proche de la tour de Galata, cet édifice médiéval qui constitue un des points de repère de la capitale turque, au nord de la Corne d’or, sur la rive européenne du Bosphore. La veille, ce natif d’Izmir, fils d’un père kosovar et d’une mère macédonienne –  » la seule différence entre mes parents et Roméo et Juliette, c’est que mes parents ont eu un enfant  » – a donné une deuxième représentation de When in Rome (2), dans le cadre du 21e Istanbul Theatre Festival, où étaient notamment présentées des productions internationales comme le Richard III de Marius von Mayenburg et Seuls, de et par Wajdi Mouawad. When in Rome prenait place au sein du DasDas Theater, bâtiment flambant neuf dans le très moderne district d’Atasehir, sur la rive asiatique. Et dès l’entrée dans la salle, on pouvait comprendre que When in Rome n’allait pas être un spectacle tout à fait comme les autres.

Deux gradins s’y font face, laissant entre eux une étroite bande (d’à peine un mètre de largeur) et complétés sur les côtés par quelques rangées de sièges. Dans cet espace, il n’y a pas de scène.  » La scène, c’est les spectateurs ; la scénographie, c’est les spectateurs ; et même les répliques, c’est les spectateurs « , affirme Mesut Arslan. Plusieurs fauteuils disséminés ont été recouverts d’un drap blanc. Ils sont utilisés par les quatre acteurs – deux femmes et deux hommes – qui traversent les rangées, jouent devant, derrière, sur les côtés, prenant certains membres du public à partie, voire les faisant danser, dans un dispositif où personne ne peut se retrancher dans  » une zone de confort « . Soit tout le contraire de l’habituelle relation frontale, les uns dans l’ombre, les autres dans la lumière. Un théâtre circulaire, pas linéaire.  » Le théâtre ne commence pas avec Aristote, il commence avec un feu, autour duquel on est assis.  »

Chronique non réaliste de l’installation d’une jeune femme dans un appartement surveillé de près par ses propriétaires, dénonçant en passant les atteintes à la vie privée et une hypocrisie généralisée, When in Rome n’est pas le premier spectacle de Mesut Arslan à utiliser un espace théâtral non conventionnel. On pourrait citer par exemple Ve Veya Ya Da, combinaison d’un texte de Marguerite Duras ( Le Square) et d’un roman du Néerlandais Oscar Van den Boogaards ( Een bed vol schuim), où les spectateurs prenaient place dans un carré de chaises entourant des gros coussins rouges sur lesquels ils pouvaient également s’asseoir. Et Betrayal, d’après Harold Pinter, se déroulait au milieu de murs de toile mouvants, une installation de l’artiste brugeois Lawrence Malstaf. De ce dernier, Mesut Arslan a repris une autre installation, une arène pour toupies géantes, afin d’y monter le Nachtelijke Symposium de l’écrivain flamand Eric De Volder.

Hamlet entre deux réalités

Pour sa version très personnelle d’ Hamlet, en collaboration avec Eric Joris, dont les premiers essais sont donnés ces jours-ci à Bruxelles, Mesut Arslan promet encore de bousculer les habitudes des spectateurs. Cette fois en superposant la réalité et la réalité virtuelle.  » Je me suis beaucoup inspiré de l’oeuvre Alter Bahnhof Video Walk que Janet Cardiff a présentée à la dOCUMENTA 13. Elle a filmé tout un trajet dans la gare – sur les quais, dans les magasins, aux toilettes… – que l’on peut effectuer soi-même en la suivant sur un smartphone. Aujourd’hui, de plus en plus de gens marchent avec leur téléphone. Je vois dans les restaurants des familles dont chaque membre mange en regardant son téléphone, et même dont les membres communiquent entre eux par leur téléphone. J’essaie d’imaginer où je pourrais placer un espace de performance entre la réalité et la réalité virtuelle.  »

Cet Hamlet 2.0 entend aussi mettre en perspective l’époque où Shakespeare écrivit la pièce, vraisemblablement inspirée par un personnage historique, l’astronome danois Tycho Brahe qui, par ses observations, révolutionna la manière dont les scientifiques concevaient l’univers.  » Avant cela, les gens croyaient que les étoiles et les planètes tournaient par la volonté de Dieu. Ses découvertes ont eu des répercussions sur le concept de roi, qui était jusque-là un représentant de Dieu sur terre.  » Autant d’éléments historiques intégrés dans un  » spectacle  » qui utilisera notamment des casques de réalité virtuelle et un dispositif de motion capture, cette technique où les mouvements d’un acteur contrôlent ceux d’un avatar virtuel. C’est certain, Mesut Arslan ne manque pas d’ambition.  » Je ne sais pas ce que je vais faire – c’est linéaire -, mais je sais ce que je suis en train de faire – et ça, c’est circulaire !  »

(1) Hamlet Encounters (Essai) : les 16 et 17 mai au KVS à Bruxelles, complet. Try-out d’une version longue : Hamlet’s Lunacy : du 10 au 13 avril 2019 au KVS à Bruxelles, www.kvs.be

(2) De  » When in Rome, do as the Romans do  » ( » à Rome, fais comme les Romains « ), une citation attribuée à Ambroise de Milan incitant à la discrétion et à l’assimilation.

Les visages du KVS

Pour sa deuxième saison concoctée par Michael De Cock, le KVS (le Théâtre royal flamand de Bruxelles) annonce qu’il poursuivra en 2018-2019 sa mise en avant de  » visages « , artistes résidents affichés en étendards. Aux côtés de monuments flamands tels que Josse De Pauw, Lisbeth Gruwez, Bruno Vanden Broecke et Wim Vandekeybus, le metteur en scène turc aux racines yougoslaves Mesut Arslan ouvrira les horizons, au même titre que le rappeur et comédien Pitcho Womba Konga, né à Kinshasa, la poétesse londonienne d’origine jamaïcaine Sukina Douglas et Sachli Gholamalizad, venue d’Iran. De quoi refléter sur scène la diversité des rues de Bruxelles. Beaucoup de théâtres à la programmation monochrome pourraient s’en inspirer…

www.kvs.be

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