Charlotte Villalonga incarne l'Erzebeth de Céline Delbecq. Pacte oblige. © GILLES-IVAN FRANKIGNOUL

Le vent l’emportera

A 31 ans, la Belge Céline Delbecq met en scène son spectacle le plus ambitieux à ce jour, réunissant une vingtaine d’artistes, professionnels et amateurs. Fable trouble de sang et de tempête, Le Vent souffle sur Erzebeth est créé à Mons avant de partir en tournée.

L’histoire commence par un pacte. Entre deux jeunes femmes étudiantes en art dramatique au conservatoire de Mons : Charlotte Villalonga et Céline Delbecq.  » En janvier 2008, on s’est promis – j’ai toujours le papier du pacte dans mon portefeuille – qu’on travaillerait ensemble pendant dix ans, se rappelle cette dernière. Qu’on ait des coproducteurs ou pas, qu’on ait du soutien ou pas. Erzebeth (1) est le septième spectacle de notre compagnie et un spectacle sur deux, on l’a monté sans rien, sans moyens, ou à peu près. Ce pacte, c’était comme une sécurité l’une pour l’autre. On s’est dit que de cette façon on manquerait peut-être d’argent, mais pas de travail.  »

Leur compagnie, Charlotte Villalonga et Céline Delbecq la baptisent La Bête Noire. Comme ces idées sombres qui vous trottent en tête et dont on ne peut se défaire. Leur première création, Le Hibou, monté en 2009 et résultat du mémoire de fin d’études de Céline, est un spectacle jeune public qui parle de l’inceste. Casse-gueule. Mais aux Rencontres de Huy (le festival de Cannes du théâtre jeune public en Fédération Wallonie-Bruxelles), Le Hibou décroche le prix de la ministre de la Jeunesse et le Coup de coeur de la presse. Et dès Le Hibou, La Bête Noire accompagne le spectacle d’un volet  » social « .  » On a créé des liens avec des asbl qui accompagnaient des victimes et des agresseurs, raconte Céline Delbecq. On a organisé des rencontres après les représentations. En assistant à ces discussions, avec ces gens qui s’échauffaient, qui pleuraient, je me disais que j’aimais autant ça que la partie artistique. C’était ça que je voulais faire !  »

Hêtre en 2010, Supernova en 2011, Abîme en 2012, Eclipse totale en 2014… La Bête Noire ne chôme pas. Chaque fois, c’est la même formule : Charlotte joue, entourée d’autres comédiens, Céline écrit et met en scène –  » A partir du moment où j’ai commencé à écrire, j’ai été certaine que je préférais ça à être comédienne.  » Sauf pour Supernova, qui est lui un texte existant, de Catherine Daele, plaçant de manière assez crue des ados face aux questions de l’inceste, de la pédophilie et de l’homosexualité. Présenté lui aussi aux Rencontres de Huy, le spectacle coup de poing est mal encaissé.  » Ça a été une catastrophe, explique la metteuse en scène. Et ça s’est transformé en attaques personnelles. On disait que ma place était en psychiatrie, pas dans un théâtre. Par contre, un groupe d’étudiants devait remettre un prix et il l’a décerné à Supernova. Comme quoi les ados, eux, avaient reçu la chose. A cause de l’accueil aux Rencontres, le spectacle n’a pas tourné, sauf au Burkina Faso. Ça a été tellement violent que je n’ai plus jamais remis les pieds à Huy, même en tant que spectatrice.  »

Mais à La Bête Noire, quand on tombe, c’est pour mieux se relever et la compagnie continue, vaille que vaille, de poser le doigt là où ça fait mal.  » Dans les premiers spectacles, j’avais presque l’objectif de mettre chaque fois un tabou sur la table, poursuit Céline Delbecq. Et puis de voir après quel écho ça créait, mais sans vouloir mettre une gifle à qui que ce soit. Petit à petit, quand j’ai moi-même épuisé mes propres tabous, je me suis éloignée de ça. Erzebeth est mon premier texte qui n’est pas réaliste. En même temps, ça part d’une question que je me pose vraiment : la place des « êtres de désordre » dans la société.  »

Le vent souffle sur Erzebeth. On pourrait le croire en lisant ce titre mais Erzebeth n’est pas un lieu. C’est une femme, inspirée par un personnage historique : Erzebeth Bathory, comtesse hongroise du xvie siècle accusée de multiples meurtres de jeunes filles précédés de tortures. La légende rapporte que la comtesse se couvrait du sang de ses victimes pour conserver sa jeunesse, ce qui lui valut le surnom de  » comtesse Dracula  » et inspira plusieurs cinéastes, compositeurs, écrivains et auteurs de BD. Dans le spectacle de Céline Delbecq, Erzebeth a 20 ans mais est déjà obnubilée par la peur de vieillir. Et c’est – pacte oblige – Charlotte Villalonga qui l’incarne.  » J’adore la manière de travailler de Charlotte, j’adore les chemins par où elle passe, s’enthousiasme l’auteure et metteuse en scène pour sa complice. Et puis, Charlotte m’a toujours tellement fait confiance que cela me mettait à l’aise et me permettait d’essayer des choses que je n’osais pas forcément avec d’autres acteurs.  »

D’héroïne à monstre à abattre

Mais Charlotte Villalonga est loin d’être la seule sur scène dans Le vent souffle. Alors que le spectacle précédent, l’admirable L’Enfant sauvage (2) – qui se doublait du projet de trouver 200 familles d’accueil pour les enfants placés par le juge -, était un monologue porté par Thierry Hellin, Céline Delbecq a vu ici les choses en grand. Elle convie sur les planches, outre quatre comédiens pros, un choeur de villageois endossé par des amateurs et une fanfare de cinq musiciens interprétant les compositions d’Eloi Baudimont. Tout ce petit monde vit dans un endroit isolé entre la mer, les montagnes et un volcan, où le vent, qui souffle six jours par mois, n’arrange pas les angoisses et le comportement de la jeune Erzebeth, d’abord héroïne puis monstre à abattre.

Omniprésente dans le spectacle, la nature puissante constitue le reflet des voyages de Céline Delbecq – tournées, résidences d’auteur, tables rondes… – au fil des quatre années qu’a duré l’écriture du texte, menée de manière intermittente.  » J’ai écrit pas mal de passages au pied d’un volcan au Mexique, retrace-t-elle. La tempête, la peur de la nature, je l’ai ressentie très fort à Haïti. Je suis arrivée dans un petit village où il n’y avait rien, même pas l’électricité. Il y a eu une manifestation qui a dérapé, j’ai vraiment cru que j’allais mourir et je pense que c’est entré quelque part dans le texte. Il y a eu le Maroc, avec les collines, la mer, les moutons, les ânes, les coqs… La phrase « C’est quand elle est mobile que la mer est belle » vient du Canada, où je n’en pouvais plus de voir des lacs gelés, ça m’angoissait.  »

Autre réplique qui marque :  » Nous avançons vers la ligne de tir « , écho de ce que son père lui a dit quand sa grand-mère est morte et qu’il s’est rendu compte que, logiquement, le prochain à tirer sa révérence, c’était lui. La mort souffle sur Erzebeth et Céline Delbecq la regarde droit dans les yeux.  » Je sais que c’est ça qu’on me reproche parmi les gens qui n’aiment pas ce que je fais : j’essaie d’aller à l’intérieur, et pas de regarder d’en haut. Je déteste le cynisme. Pourtant, le cynisme est à la mode, on essaie de se détacher des choses, de les regarder de loin, de les déconstruire… Moi, je veux m’approcher le plus près possible.  »

(1) Le vent souffle sur Erzebeth : Du 10 au 14 octobre au Manège à Mons, du 17 octobre au 4 novembre au Marni à Bruxelles, les 7 et 8 novembre à la maison de la culture de Tournai, du 14 au 17 novembre à l’Eden à Charleroi, du 19 au 23 décembre à l’atelier théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve. En 2018 : du 14 au 20 janvier au théâtre de Liège.

(2) L’Enfant sauvage : le 17 novembre à Genappe, le 3 décembre à Flemalle, le 13 janvier à Chapelle-Lez-Herlaimont. En 2018 : le 14 janvier à Rémicourt, le 25 janvier à Habay, le 26 janvier à Sambreville, le 28 janvier à Farciennes, le 30 janvier à Bozar à Bruxelles, le 2 février à Braine-l’Alleud, le 3 février à Hotton, le 6 février à Comines, le 7 février à La Roseraie à Bruxelles, le 8 février à Eghezée, le 9 février à Beloeil, le 10 février à Bièvre, le 23 février à Rixensart, le 24 février à Bastogne.

PAR ESTELLE SPOTO

 » Erzebeth part de la question de la place des « êtres de désordre » dans la société  »

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