Painting with Two Balls, 1960. © © Jasper Johns / VAGA, New York / DACS, London 2017. Photo: Jamie Stukenberg © The Wildenstein Plattner Institute, 2017

Le peint quotidien

A Londres, la Royal Academy of Arts consacre le talent de Jasper Johns. Un hommage mérité, quoiqu’un peu confus, pour celui qui a ouvert le champ de l’art à la quotidienneté.

C’est sûr, au début des années 1950, une intensité particulière s’est glissée entre l’art et la vie. Plus question de les envisager comme deux pans de l’expérience humaine somnolant chacun dans leur coin. Ce sont les Etats-Unis qui se sont fait fort d’opérer cette réconciliation. Une tentative d’abolition à coup d’électrochocs. Le meilleur exemple de ce séisme formel ? On the Road, de Jack Kerouac, roman de 125 000 mots, torché entre le 2 et le 22 avril 1951, dont on oublie trop souvent que les premières ébauches ont été écrites en français. Cette oeuvre ne se contente pas de décrire le réel, elle fait carrément corps avec lui, tente de lui arracher des étincelles. A propos du fameux rouleau tapuscrit dont il s’est servi pour rédiger l’odyssée de Dean Moriarty, Kerouac livre cette phrase révélatrice :  » Je l’ai fait passer dans la machine à écrire et donc pas de paragraphes… l’ai déroulé sur le plancher et il ressemble à la route.  » Ce récit écrit à la caféine, du moins si l’on s’en tient à la version officielle, ne se fait pas seulement macadam, il s’improvise, comme on le dirait d’un jazzman, voiture qui roule à tombeau ouvert, train lancé à toute vitesse.  » Faire du Proust en plus vite « , répétait l’auteur de ce roman culte. Sur la route marque la fin d’une frontière bien établie entre le champ artistique et la vie.

Du côté des arts plastiques, c’est Jasper Johns (1930, Augusta, Géorgie) qui, avec son ami Robert Rauschenberg, s’est engouffré dans cette brèche qui consiste à restituer cette  » impression de vie « . Sous son pinceau, le quotidien devient un réservoir inépuisable. Dès 1954, il signe son premier Flag, un drapeau américain peint à l’encaustique sur une couche de papier journal. Sans même en avoir conscience, Johns va ouvrir la voie au pop art. En utilisant ces  » things the mind already knows « , des  » objets que l’esprit connaît déjà « , il va tracer la voie de différentes séries, qu’il s’agisse de cartes des Etats-Unis (Maps), de cibles (Targets), de chiffres (Numbers) ou d’ampoules électriques (Light Bulbs), qui contribueront à introduire le réel le plus trivial dans l’espace de l’oeuvre. Il ne s’agit pas seulement de tailler un costume à l’expressionisme abstrait comme on l’a trop souvent écrit, l’enjeu est avant tout de prendre conscience de l’incroyable mine d’or qu’est l’existence. Comme Allan Kaprow l’a noté en 1958 :  » […] nous devons nous préoccuper, et même être éblouis par l’espace et les objets de notre vie quotidienne, que ce soient nos corps, nos vêtements, les pièces où l’on vit, ou si le besoin s’en fait sentir, par le caractère grandiose de la 42e Rue.  » (1) Lorsqu’on découvre un balai de paille fixé au bord du châssis d’une toile, on se dit que Jasper Johns a retenu la leçon au-delà de ce que l’on aurait pu imaginer.

Pas de psychologie

On doit à Jasper Johns l’émergence d’un nouveau vocabulaire formel. Pour mettre au jour ces morphogénèses et les éclairer dans l’exposition (2) qu’elle dédie à l’artiste, la Royal Academy a réuni plus de 150 oeuvres retraçant plus de soixante ans de création et d’expérimentation ininterrompues. Si la scénographie est impeccable – une marque de fabrique pour cette institution britannique -, on pointera néanmoins une certaine confusion née du choix d’une juxtaposition thématique plutôt que chronologique. Au fil du parcours, on s’embrouille un peu, d’autant plus que Johns a décliné certains de ses motifs pendant plusieurs décennies. Un pas en avant, deux pas en arrière. Ce caractère un peu confus de l’accrochage ne gâche pas le plaisir pour autant. Le rythme visuel est soutenu par de nombreux temps forts qui émaillent les salles. Dès l’entrée, une Target de 1961 donne le ton. Fond rouge, spirales jaune et bleue, technique de collage : l’oeuvre est éclatante, pyrotechnique, elle n’a rien perdu de son pouvoir magnétique. Plus de cinquante ans après sa réalisation, il faut saluer les choix du plasticien américain. En optant pour la peinture à l’encaustique, un procédé traditionnel qui a traversé les âges, Johns défie la patine du temps. La simplicité de la composition, rien que de la géométrie, est indépassable. Mais le choc esthétique n’est pas moindre devant un Map de 1962 – 1963. C’est Robert Rauschenberg qui a inspiré la thématique à Johns en lui offrant une petite carte des Etats-Unis. Déclinée dans les tons gris, la version en question réussit le tour de force de tendre vers l’abstraction sans rien perdre de sa puissance évocatrice première de  » carte « , ce schème représentatif ancré dans l’inconscient collectif depuis l’école. Exactement le genre d’oeuvre hybride, à la frontière de deux univers, qui a fait écrire au romancier Michael Crichton que Johns se trouvait à mi-chemin entre Duchamp et Pollock, entre l’esprit du ready-made, celui de l’objet trouvé, et l’abstraction construite.

Plus loin, c’est une toile étrange qui retient le regardeur. Between the Clock and the Bed (1981) se découvre comme une peinture monumentale (127 cm × 259,7 cm) marquant la fin de l’usage d’un motif de quadrillage qui a beaucoup travaillé l’intéressé pendant les années 1970. Celui-ci lui aurait été soufflé par une vision fugitive aperçue depuis une voiture, celle d’un bus lancé à toute allure sur l’autoroute. Il livre une version savante et hyperconstruite de cette  » absorption spontanée « . Les volets extérieurs se répondent à la façon d’un miroir. Le panneau central, quant à lui, se distingue par l’usage interpellant de la couleur orange. Celle-ci souligne certains traits à la façon d’une zone douloureuse, tandis que le coin inférieur droit est traversé de lignes jaunes, rouges et bleues. L’aura mystérieuse de l’agencement invite à se tourner vers le titre, Entre la pendule et le lit, soit un intitulé étonnamment éloquent pour Johns, qui s’est toujours refusé à livrer des clés psychologiques pour interpréter son travail. Ici, la machine à fantasmer se met en route car le titre renvoie à une toile peinte par Edvard Munch, peu de temps avant son décès. Symboliquement chargée, l’oeuvre du Norvégien matérialise d’un côté le temps qui passe, l’image de la pendule, et de l’autre le sexe, représenté sous la forme du portrait d’une femme nue épinglé au-dessus du lit. Hélas, Johns a toujours maintenu qu’il n’avait eu connaissance du chef-d’oeuvre de Munch qu’après coup, à la faveur d’une carte postale envoyée par un ami ayant pointé la ressemblance entre le motif cher à l’Américain et l’imprimé du couvre-lit représenté dans l’autoportrait du Scandinave. Une question se profile : quelques traits de couleur peuvent-ils charrier une émotion à travers les décennies ? On ne le saura jamais mais rien ne nous empêchera de le penser.

(1) Cité par Guitemie Maldonado dans L’Art moderne et contemporain, Larousse, 2007.

(2) Jasper Johns : Something Resembling Truth, à la Royal Academy of Arts, à Londres. Jusqu’au 10 décembre prochain. www.royalacademy.org.uk

Par Michel Verlinden

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