The Angel, Michaël Borremans, 2013 (300 cm × 200 cm). © Michaël Borremans, Photo: Dirk Pauwels - photomontage : le vif/l'express

Le pêcheur d’âme

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Ozark Henry.

Wulpen. Petit village flamand entre Furnes et Coxyde, un polder jadis peuplé de pêcheurs qui, avec ses vélos et ses canaux, n’est pas sans rappeler les Pays-Bas. Si Ozark Henry n’habite pas loin – dans une maison mitoyenne construite par le peintre et sculpteur belge Constant Permeke -, c’est à Wulpen qu’il a posé son studio, sur ce terrain en friche, encastré entre une maisonnette prête à s’effondrer et une grosse demeure bourgeoise en briques virant au rose. Le chanteur s’est installé en contrebas de la route, dans un ancien poulailler,  » une étable à poulets  » comme il l’explique dans un français impeccable, une sorte de bâtiment rectangulaire fait de bois, de verre et de béton dont on a soigneusement peint en blanc les éléments d’origine. Un style mêlant le moderne et l’ancien, le chic et le rural, l’architecture et la nature. Un studio de plain-pied d’une centaine de mètres carrés qui, depuis la rue, se devine plutôt qu’il ne se dévoile, sans plaque ni sonnette, presque sans porte d’entrée tant celle-ci se fond dans le décor du jardin.

Bientôt Ozark Henry, Piet Goddaer à l’état civil, complétera son installation par un atelier de peinture, ses premières amours, celles d’avant la musique, le succès et les tournées dans le monde entier. Mais pour l’heure, c’est à son ordinateur que vous l’arrachez, à la musique 3D, la nouvelle petite révolution depuis l’invention de la stéréo, qui offre la possibilité de faire entendre les sons de plusieurs endroits différents à des profondeurs différentes.  » Je suis l’un des seuls à m’y intéresser, or je trouve cette technique passionnante, c’est un peu comme si on sculptait le son. Ça correspond à mon évolution musicale : avant je peignais le son, aujourd’hui je le sculpte « , relève-t-il en préparant deux cafés. Dans son pantalon de style kimono, il paraît encore plus grand que ses presque deux mètres affichés et c’est à grandes enjambées qu’il traverse la pièce centrale où trône un piano à queue et une bibliothèque remplie de livres d’art, de disques d’or et de bouteilles de champagne.

La Famille, Egon Schiele, 1918 (152 cm × 162 cm).
La Famille, Egon Schiele, 1918 (152 cm × 162 cm).© Musée du Belvédère, Vienne/belgaimage

Ozark Henry s’installe alors dans un des deux canapés, face à un renard empaillé, juste devant son vélo de course posé sur un socle. La semaine prochaine, il s’envole pour l’Afrique pour une course cycliste à visée humanitaire, 500 kilomètres en cinq jours, avant de poursuivre une mission comme ambassadeur de bonne volonté pour les Nations unies, son deuxième mandat, déjà. Puis, ce seront les concerts, en musique 3D, dont le premier se tiendra à New York en mai.  » Je ne suis en Belgique que six mois par an « , regrette-t-il à moitié.

Le mieux, c’est le vrai

Concernant ses oeuvres d’art préférées, Ozark est pris au dépourvu. Il n’était pas du tout au courant mais,  » pas de problème « , précise-t-il en s’emparant de deux gros livres qu’il tire de sa bibliothèque.  » J’adore l’art.  » Tasse de café à ses pieds, il feuillette un ouvrage de Sam Dillemans, son premier choix, un artiste flamand reconnu et admiré que le chanteur confie pouvoir compter parmi ses amis.

L’art, Ozark est né dedans. Un père compositeur de musique classique et de jazz, une famille où on emmène ses enfants dans les musées et un milieu où on discute littérature et philosophie à table. Et c’est avec tendresse que le chanteur relève garder un souvenir intact de sa première visite, une exposition de Vincent Van Gogh à Londres, où le petit garçon découvre les tournesols du peintre hollandais.  » C’est très touchant de se dire que Van Gogh s’est mis à peindre des fleurs pour faire plaisir à son ami Gauguin qui avait décrété que l’avenir, c’étaient les fleurs. Leur amitié se détériorait et Van Gogh tentait désespérément de la sauver. « . Arrivé au milieu du livre de Dillemans, Ozark s’exclame :  » C’est dur de choisir tellement ses oeuvres sont magnifiques ! Et puis, choisir un tableau dans un livre, c’est compliqué : ils sont toujours plus beaux en vrai. De manière générale, les reproductions ne rendent jamais hommage à l’oeuvre originale.  » Mais ce qui le touche le plus dans l’oeuvre de l’artiste flamand, c’est son urgence à peindre,  » une peinture pressée « , comme s’il savait que le temps lui était compté et qu’il avait encore tellement de choses à exprimer. Un écho aux préoccupations du chanteur qui se dit très sensible à tout ce qui unit les hommes entre eux :  » Par exemple, le fait que la vie a une fin et que nous ne sommes sur Terre que pour une période très courte. Nous tentons d’oublier que nous allons mourir et nous cherchons tous désespérément une manière d’utiliser au mieux ce court laps de temps qui nous est offert « , suspend-il alors, avant de terminer son café.

Formé à l’Académie des beaux-arts à côté de sa scolarité, Piet peignait beaucoup quand il était jeune ; aujourd’hui, il ne produit plus que deux ou trois toiles tous les cinq ans, nous dit-il.  » Une question d’investissement « , désormais exclusivement tourné vers la musique. Mais, surtout, une impossibilité de faire les choses à moitié ; la peinture-hobby qui délasse quand on touille dans les couleurs, le dimanche : impensable pour lui.  » La peinture, il faut y mettre son âme, sinon ça n’a aucun sens « , ajoute-t-il, regard enflammé, avant de conclure qu' » il faut être « juste » d’émotion !  » Comme Dillemans, qui n’est jamais  » à côté de lui-même « .

L’important, c’est le voyage

Comme Egon Schiele aussi, son second choix, un artiste au destin tragique qui le fascine depuis l’adolescence.  » C’est très fragile comme peinture, très humain. Il y a chez lui une sorte d’intimité brute que l’on ne retrouve pas chez d’autres. Mais il y a aussi une histoire, la sienne, une évolution qui se traduit dans l’expression d’une sexualité forte et d’une ouverture à la vie, au début de sa carrière, et qui se termine avec le portrait de sa famille.  » La famille, le seul lieu où l’on peut être véritablement  » soi « , assure alors le chanteur, soulignant que, lorsqu’on est un personnage public, les gens ne cessent de projeter sur vous des images qui ne correspondent pas à la réalité. L’adoration des fans, la haine tenace d’autres, Ozark s’étonne toujours des sentiments que des personnes qu’il n’a jamais rencontrées lui portent, et s’avoue toujours atteint par les attaques sans fondement.

Jessie Owens, Sam Dillemans, 2010.
Jessie Owens, Sam Dillemans, 2010.© photo news

Piet revient alors sur ce qu’il pense être les points communs des artistes qu’il a sélectionnés : des parcours sinueux, des recherches constantes et une obsession pour traduire avec justesse les sentiments qui les animent.  » The journey is everything, résume-t-il. Schiele, c’est le contraire d’un Munch, par exemple, un artiste commercial qui déclinait la même idée sur des dizaines de toiles. Je préférerai toujours un artiste avec moins de talent mais qui est  » vrai  » dans son âme et dans l’histoire qu’il me raconte.  »

La boussole, c’est l’art

Pour sa dernière oeuvre, Piet a élu The Angel, toile de Michaël Borremans croisé il y a vingt ans dans un dîner et dont on lui disait le plus grand bien.  » J’ai eu envie de voir ce qu’il faisait, je suis allé à une de ses expositions et là, le choc : la rencontre du talent et de la technique classique des grands maîtres. Pour moi, là, on entre dans le sacré…  » The Angel est un grand format, mais sa dimension esthétique, forte, ne vole pourtant pas la vedette au sens profond et troublant qu’inspire l’oeuvre au compositeur. Pour le chanteur, en effet, si on peut trouver de multiples interprétations à ce visage peinturluré de noir, le véritable enjeu n’est pas de savoir  » pourquoi  » mais  » qui  » a caché ce visage. Une question aussi dérangeante que le sentiment de résignation de cet ange qui semble avoir accepté sa  » mise sous cloche « , comme on mettrait quelqu’un au secret. Piet est formel, le sujet de ce tableau : c’est la honte.  » La honte qui devrait être la nôtre, mais qu’on fait porter aux autres, comme un masque.  » Comme la campagne #MeToo, le hashtag créé par les victimes d’abus sexuels pour dénoncer leur bourreau sur les réseaux sociaux et qui, aujourd’hui, fait passer les abuseurs pour des victimes.  » Un peu comme si quelqu’un frappait une personne en lui disant ensuite :  » Tu vois ce que tu m’as obligé à faire ? « 

La photographe vient d’arriver et, tandis qu’elle déballe son trépied et aligne ses objectifs au pied du piano, nous lançons notre dernière question, celle de la raison d’être de l’art. Se calant dans le fond de son canapé d’inspiration Le Corbusier, Ozark sourit. Et décolle :  » L’art, c’est le langage de la philosophie. Il dit ce que nous ne sommes pas capables de dire autrement. Il est un peu notre moral compass, une boussole humaine qui permet d’exprimer notre intelligence émotionnelle, la plus importante, celle sans laquelle rien n’est possible.  »

Michaël Borremans (1963)

Fierté de la peinture contemporaine belge, cet ancien photographe n’a réellement commencé à peindre qu’à 33 ans. Ses oeuvres sont aujourd’hui accrochées aux cimaises des plus grands musées américains. Installé depuis plus de vingt ans dans son atelier de Gand, il est inspiré par la technique des grands qu’il admire (Manet, Vélasquez..), un rendu précieux et ancien et des personnages conversant avec leur propre intériorité. Michaël Borremans est un homme qui respecte tellement son art qu’il ne peint qu’en costume.

Sur le marché de l’art. Pour ses personnages en grand format, comptez plus de 2 millions d’euros. Pour des oeuvres plus petites, à partir de 200 000 euros. Notez qu’en trois ans, il a triplé sa valeur.

Egon Schiele (1890 – 1918)

Après Gustav Klimt, il est sans doute le peintre expressionniste autrichien le plus apprécié. Contrairement au premier qui opte pour une recomposition stylisée du réel, Schiele – très marqué, enfant, par la mort de son père – reproduit son angoisse du monde et sa profonde méfiance à l’égard des hommes. Fan absolu de Klimt, cet hypersensible se détache de son maître en faisant évoluer son art vers une violence tragique, parsemée de représentations érotiques très crues (qui lui valent procès et emprisonnement). Si la reconnaissance tarde à Vienne, il n’en est pas moins reconnu internationalement de son vivant. Il meurt tragiquement de la grippe espagnole à 28 ans, deux jours après le décès de sa femme (enceinte de six mois), huit mois après la disparition de Klimt.

Sur le marché de l’art. Superstar ! En 2011, Schiele inscrit son nom dans le top 10 des ventes records en atteignant presque les 25 millions d’euros. Ses célèbres dessins se situent entre 100 000 et 3 millions d’euros. Cent euros investis sur Schiele en 2000 en valent aujourd’hui 279.

Sam Dillemans (1965)

 » Je suis de ceux qui peignent avec leur coeur, avec leurs tripes. Pour moi, il s’agit de l’essence de l’homme, de l’intérieur. C’est impulsif, mais c’est ma chance, une chance qui a trente ans d’entraînement.  » Voilà qui résume assez bien la peinture de cet artiste flamand qui vit et travaille à Anvers. Des centaines de portraits, des corps décharnés, une série consacrée aux boxeurs et des paysages… Bien qu’il reste très inspiré par les maîtres anciens, Dillemans est un touche-à-tout qui n’hésite pas à s’attaquer à tous les supports trouvés sur son chemin, avec une palette qui flirte avec les affres du gris.

Sur le marché de l’art. De 4 000 à 22 000 euros.

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