Thérese rêvant, Balthus, 1938 (150 cm × 129 cm). MET, NEW YORK PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS © MET, NEW YORK PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS

Frédéric Beigbeder, le Christ de Saint-Germain

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité.

Vendredi matin à Paris, c’est gueule de bois ! L’écrivain, qui a fui la Ville Lumière pour s’installer dans le sud-ouest de la France avec son épouse et sa petite fille, revient, chaque semaine, pour ses rendez-vous parisiens qu’il fixe, sans grande surprise, à Saint-Germain-des-Prés. Difficile donc de résister à la vie nocturne, surtout celle du jeudi soir qui, on ne sait pour quelle raison, paraît toujours moins dangereuse que celle du samedi. Ce vendredi matin donc, il neige à gros flocons sur la capitale française quand débarque Frédéric Beigbeder, lunettes de soleil Persol, baise-en-ville dans une main et grand paquet cadeau dans l’autre. Pendu au téléphone avec son agent, il arpente de ses longues pattes fines le restaurant chic et branché, cheveux longs pour couvrir le haut, barbe pour soutenir le bas.

De loin, sans ses lunettes et son jeans, il pourrait concourir pour le plus beau Christ germanopratin. Et c’est sur un fond musical à la Curtis Mayfield que vous l’entendez se réjouir des ventes de son dernier livre, Une vie sans fin (Grasset, 360 p.), ou l’histoire d’un homme qui cherche désespérément des solutions pour ne jamais mourir.

Un peu comme Martine qui, au fil des albums éponymes, découvre l’école, la plage ou le ski, après avoir découvert l’amour ( NDLR : Mémoires d’un jeune homme dérangé, Vacances dans le coma et L’Amour dure trois ans), Frédéric vient de découvrir la mort ! Et c’est après une trentaine d’allers-retours sur le marbre blanc du restaurant que Beigbeder s’installe enfin dans le canapé, dos aux fenêtres hautes qui, de l’intérieur, encadrent parfaitement l’église Saint-Germain, toute coquette dans son manteau blanc.

Balthus (1908 – 2001)

Difficile de décrire la vie d’un artiste qui souhaitait  » être un peintre dont on ne savait rien « . Personnage un peu ténébreux, passionné de dessin (le poète Rainer Maria Rilke préface ses dessins d’enfant), un peu fantasque aussi (il s’invente des titres de noblesse et une illustre ascendance), il se distingue rapidement par son érotisme intimiste exalté par une très grande rigueur classique. Se tenant loin de tout courant artistique, il reste fidèle à la figuration alors que tous rejoignent l’abstraction. Il ne refuse cependant pas les honneurs et dirige la Villa Medicis, à Rome, pendant seize ans… Il meurt en kimono dans son chalet suisse, entouré de ses chats, de sa seconde épouse, japonaise, et de leur fille.

Sur le marché de l’art. Avec Balthus, il y en a pour tous les goûts : de petites natures mortes ou paysages entre 12 000 et 50 000 euros, et de très belles femmes jusqu’à huit millions d’euros.

Petite mine, un peu amorti par sa nuit, Beigbeder explique avoir besoin de marcher quand il téléphone, un peu comme Montaigne qu’il cite avec joie :  » Mes pensées dorment si je les assieds.  » Subitement, il fait moins ancien de la pub et de la télé, coke sur le capot des bagnoles qui chipote les starlettes, noceur défoncé chez Castel ou au Montana. Tout à coup, il fait plus jeunesse dorée à Neuilly, scolarisé à Louis Legrand avant Sciences Po Paris et auteur à 24 ans d’un premier roman publié. Entre les deux, un homme de 52 ans posé sur un canapé de cuir patiné, tout de feutre et de cachemire vêtu. Une placidité peut-être due à sa nuit claire dont se dégage une douceur sincère. Comme si, finalement, le docteur Jekyll avait fini par gagner. En un mot, on est passé de Voici au Figaro Magazine. Un look  » raccord  » mais sans tomber dans le velours côtelé non plus ; juste un pull gris, déformé à l’encolure, le genre  » valeur sûre « , un peu fatigué mais vaillant quand même. Grand verre d’eau minérale devant lui, breuvage qui, le lendemain, semble aussi précieux que la vodka ou le champagne de la veille, l’écrivain se demande si ça se voit tant que ça qu’il est sorti toute la nuit ? Non. Parce que ça fait partie  » des plaisirs du provincial que de sortir à Paris le jeudi et de croiser plein de vedettes dans la même soirée « , ironise-t-il sur sa nouvelle vie.

One World Trade Center (2014)

Le One World Trade Center à New York, par l'architecte David Childs.
Le One World Trade Center à New York, par l’architecte David Childs.© JON ARNOLD/GETTY IMAGES

Plus haute tour des Etats-Unis, quatrième plus importante au monde, elle se veut le symbole de la résurrection de Ground Zero, après l’effondrement, le 11 septembre 2001, des tours jumelles de Manhattan. Construite par l’architecte David Childs, son coût s’élève à près de quatre milliards de dollars. Elle complète le Mémorial, deux grands bassins à l’emplacement des fondations des Twin Towers, un espace qui, chaque 11 septembre, à l’heure des impacts (8 h 56 et 10 h 28), est conçu pour ne jamais connaître d’ombre.

Acteur témoin

Ses oeuvres d’art préférées ? Toutes s’accrochent à l’un de ses livres. Quand on a été publicitaire pendant dix ans, on ne se refait pas… Pourtant, l’écrivain s’en défend : ce n’est pas parce qu’elles évoquent chacune l’un de ses romans, mais bien parce qu’il préférait prendre des oeuvres sur lesquelles il pourrait dire quelque chose d’intelligent. Alors voilà : la première, c’est la Freedom Tower (aujourd’hui officiellement nommée  » One World Trade Center « ), reconstruite sur les vestiges des Twin Towers à New York.  » Ça m’a beaucoup ému de voir qu’en Amérique, on reconstruit une tour gigantesque là où tout avait été détruit. Il y a du bon et du mauvais chez les Américains. C’est un peu mégalo aussi, un côté « on est les plus forts et on vous en met plein les yeux », mais c’est aussi une manière de voir la vie qui reprend ses droits. Et ça, ça me touche énormément.  » Une tour immense à côté d’un lieu de mémoire mais aussi un gigantesque centre commercial installé à deux pas :  » C’est plus fort qu’eux ! « , achève-t-il, tendrement.

Depuis son livre Windows on the World, en 2003 ( NDLR : sur les attentats du 11-Septembre), il y a eu Paris, Charlie Hebdo et le Bataclan. Des événements qui, pour Beigbeider, comme pour tout le monde, ont changé la vie.  » Je pensais être nihiliste, j’écrivais des choses pessimistes, du genre « le bonheur est impossible, la vie est moche et la société pourrie » et je me suis rendu compte que mon nihilisme était absurde et que même si je la fustigeais, j’aimais la société dans laquelle je vivais. Depuis, je sais que j’ai envie de la défendre.  »

Défendre sa manière de vivre et surtout réaliser à quel point il avait envie de continuer à vivre, un désir partagé avec le héros de son dernier roman, un papa maladroit qui promet à sa fille qu’il ne va jamais mourir. D’autant qu’aujourd’hui, la science connaît de tels développements qu’il semble désormais possible de l’envisager, comme en témoignent les vraies rencontres narrées dans le livre avec les plus grands scientifiques du monde entier. Prendre conscience de sa propre mort, un moment que l’on rattache souvent à l’âge adulte et à propos duquel le romancier confie avoir mis pas mal de temps quand même :  » Adulte oui, mais avec trente ans de retard !  » Et s’il ajoute être prêt à tout faire pour prolonger son existence, Frédéric Beigbeder précise pourtant n’avoir jamais été aussi bien avec lui-même. D’ailleurs, s’il fallait être tout à fait honnête, il ne voudrait jamais revivre ses 40 ans, encore moins ses 18 ans.  » J’étais monstrueux. Depuis, j’ai corrigé les horreurs de mon corps. Je ne m’aime pas plus qu’avant mais j’ai appris à vivre avec moi-même, je m’accepte, je fais avec. Mais attention, les complexes ont du bon aussi, ils vous forcent à redoubler d’efforts pour vous faire aimer et accepter.  »

Littérateur du  » je « , pourfendeur de la société de consommation dans laquelle il se vautre, Beigbeder frappe dans tous ses romans par le regard détaché et reculé qu’il pose sur nos modes de vie. Un petit côté moraliste de la fin du xxe siècle. Il ne rate pourtant pas une occasion pour cogner sur lui-même ou se couvrir de cendres :  » Quand on utilise la première personne du singulier pour écrire, la moindre des politesses, c’est de se moquer de soi-même. Alors si les prix (Interallié, Renaudot…) m’ont rassuré, j’estime toujours que, comparé à mes idoles – Colette, Sagan, Fitzgerald – m’éditer reste une aberration !  » Ce qu’il espère, c’est que ses livres resteront avant tout un témoignage de ce qu’était la société ces trente dernières années.

Portraits de Mireille Darc, par Francis Giacobetti, 1968.
Portraits de Mireille Darc, par Francis Giacobetti, 1968.© DR

Francis Giacobetti (1939)

La photo d’Emmanuel dans son fauteuil en rotin, c’est lui. Francis Bacon sous des quartiers de viande, c’est lui. Les calendriers Pirelli seventies, c’est lui. Le dalaï lama, Jane Birkin ou Jane Fonda, encore lui. A l’origine, un petit Marseillais qui faisait ses classes chez Maurice Tabard – l’un des premiers à ériger la photo en art – avant de prendre la direction artistique du magazine Lui et de poursuivre ensuite comme reporter pour les plus grands titres de la presse. Depuis, des milliers de portraits de personnalités et autant de nus artistiques.

Sur le marché de l’art. Beaucoup de ventes records (jusqu’à 33 000 euros) et de nombreuses expositions. Des tirages à partir de 5 000 euros. Parfois moins, souvent plus.

SOS Liberté

Coudes sur les genoux, l’écrivain est prêt à parler de ses autres choix, une photo de Mireille Darc nue, par Francis Giacobetti, et Thérèse rêvant, de Balthus. Des oeuvres qu’il a élues à peu près pour les mêmes raisons et qui lui évoquent, avant tout, le recul de la liberté d’expression. La photo de Darc, il l’a postée sur son Facebook le jour de la mort de l’actrice, l’an dernier, avant de se voir censuré par l’algorithme de Mark Zuckerberg. Une limitation de son compte qui a donné lieu à son appel du 2 novembre dernier sur France Inter où il invitait tous les auditeurs à quitter les réseaux sociaux en signe de protestation.

Selon lui, le tableau de Balthus  » ne va pas franchement mieux  » tant il fait l’objet de pétitions (7 000 signatures en 72 heures) pour le retirer des cimaises au motif qu’il représente en réalité une pédophilie larvée.  » La nudité ne posait plus de problème depuis les années 1970 et, aujourd’hui, ils nous font revenir en arrière. La fille du tableau de Balthus, ce n’est pourtant pas une Lolita. Je peine à y trouver une trace de pornographie. Ça m’angoisse qu’année après année, on diminue nos libertés pour finir par interdire des droits qu’on pensait avoir définitivement gagnés.  »

Antidépresseur

Revenant sur ses premiers contacts avec l’art, Beigbeder se rappelle des visites faites avec son père ou sa mère dans les musées. Difficile pourtant, tant le trublion des lettres a effacé la plupart des souvenirs d’enfance de sa mémoire. Le divorce de ses parents et l’absence soudaine de son père : pas très original mais vrai traumatisme quand même. Qu’il couche dans Un roman français, un livre qu’il a alimenté grâce aux notes prises dès ses 8 ans.  » Quand j’ai moi-même divorcé, j’ai aussi écrit un livre. Ça sert un peu à ça la littérature : ça soigne la dépression. J’étais horriblement déçu de ne pas avoir été à la hauteur, d’avoir imposé cette souffrance à ma fille aînée et de constater que je reproduisais ce que j’avais tellement reproché à mes parents. Ce moment m’a permis de réaliser qu’ils n’étaient pas des salauds, juste un couple qui avait fait ce qu’il a pu.  »

13 heures sonnent à Saint-Germain. Bientôt l’heure pour l’écrivain de prendre son train – ce soir il dîne avec sa grande fille, d’où le paquet cadeau. Après, il rentrera chez lui, à Guethary, petite ville accrochée à l’océan et qui lui manque dès qu’il est à Paris. Manteau sur le dos, il ponctue que, pour lui, de tous les arts, c’est la littérature qui ravit son coeur.  » Très loin du cinéma ou des arts plastiques qui imposent une vision des choses, la littérature permet au lecteur de se construire son petit monde. C’est un jeu entre lui et l’auteur et, ce qui est merveilleux, c’est qu’on peut même jouer avec des écrivains morts depuis plus de 2 000 ans « . Prêt à courir après un taxi, il ajoute que hormis serrer ses enfants contre soi, finalement il n’y a rien de tel que la littérature pour vaincre la mort.

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