Dans les vingt-six camps de démilitarisation des rebelles des Farc, le football joue un rôle crucial en vue d'une réinsertion. LUIS ACOSTA/BELGAIMAGE © LUIS ACOSTA/BELGAIMAGE

Football et politique: en Colombie, le ballon rond de la paix

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux qualifiés pour la Coupe du monde de football 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Sixième volet : comment la Colombie a surmonté le traumatisme de la guerre civile et le drame du meurtre d’Andrés Escobar, pour retrouver l’espoir.

James Rodriguez est une pépite. L’une des plus belles incarnations du rayonnement retrouvé de la Colombie, qui revit en paix après cinq décennies de guerre civile. A aujourd’hui 26 ans, ce milieu offensif figure parmi les talents les plus précoces de son pays avec un premier match professionnel à 14 ans. L’un des plus charismatiques de sa génération, aussi. Meilleur buteur de la dernière Coupe du monde, il y a marqué l’histoire par un goal extraordinaire contre l’Uruguay : volée après un contrôle de la poitrine, dos au but. Avec son look de gendre idéal, il est devenu un ambassadeur de son pays aux quatre coins de l’Europe : après des débuts tonitruants à Monaco, il est recruté par le Real Madrid pour 80 millions d’euros puis prêté au Bayern Munich. James symbolise une Colombie qui croit à nouveau en son destin. Délivrée.

Le 11 octobre dernier, à Lima, c’est forcément lui qui se trouve à la réception d’un centre pour marquer le but de la délivrance et de la qualification colombienne pour la Russie. Avec ce 1-1, le Pérou, lui, décroche son billet pour les barrages, qu’il franchit un mois plus tard. Des rumeurs font état d’un arrangement entre les deux pays pour éliminer le grand rival chilien, battu au même moment par le Brésil. Peu avant la fin du temps réglementaire, on voit effectivement les joueurs des deux camps parlementer en se cachant la bouche, avant de neutraliser la balle au centre du terrain, de longues minutes.  » On a géré le match comme il le fallait « , réagissent les intéressés. Rideau. De Bogota à Cali, la fête se prolonge toute la nuit. Le football, en Amérique latine, est bien plus qu’une religion. Une métaphore de l’histoire.

Les deux Escobar

Le foot colombien épouse ainsi les tourments de la guerre civile entre un pouvoir conservateur, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), une guérilla marxiste progressivement liée au grand banditisme et aux cartels de la drogue, et des paramilitaires d’extrême droite. Le conflit a duré cinquante-deux ans, causant la mort de 260 000 personnes. Footballistiquement, un événement atteste de l’âpreté de la situation. En 1994, la Colombie fait figure de grand outsider pour la Coupe du monde aux Etats-Unis. Elle n’a connu qu’une défaite en 26 matchs et vient d’écraser l’Argentine 0-5 à Buenos Aires : le grand Pelé lui promet au moins les demi-finales. Mais alors que débute le tournoi, au pays, l’atmosphère est très tendue. Sept mois plus tôt, la police a abattu Pablo Escobar, responsable du cartel de Medellin. Un couvre-feu est décrété dans la région. Les escarmouches sont régulières. L’émoi, considérable : le  » roi de la cocaïne  » a su se faire aimer, en multipliant les aides sociales. Et en sponsorisant des clubs de foot, à l’instar d’autres barons de la drogue. Dans sa prison dorée, Pablo Escobar recevait la visite de stars du football, dont le gardien René Higuita, auteur du célèbre  » coup du scorpion « . Si l’équipe nationale est aussi forte, c’est notamment à lui qu’elle le doit…

Le 18 juin 1994, la Colombie débute le Mondial de la pire façon : défaite 1-3 contre la Roumanie. Elle se trouve déjà au pied du mur au moment d’affronter le pays organisateur, à Pasadena, non loin de Los Angeles. Des joueurs reçoivent alors des menaces de mort émanant de la mafia des paris sportifs, qui a perdu des plumes dans l’aventure. Les héros sont tétanisés. Et le 22 juin, l’espoir vire au cauchemar : à la 35e minute, le capitaine colombien, Andrés Escobar, qui n’a aucun lien de parenté avec Pablo, marque contre son propre camp. Battue 2-1, la Colombie est éliminée, malgré une dernière victoire contre la Suisse. Une tempête s’abat sur le pauvre Escobar, 28 ans, surnommé  » le gentleman du football « . De retour au pays, il affronte la vindicte populaire et publie une tribune dans le quotidien El Tiempo :  » La vie ne s’arrête pas ici « . Mais le 2 juillet, il est abattu de six balles dans le dos, au cours d’une rixe, sur le parking d’une discothèque. Les auteurs sont des trafiquants de drogue connus de la police.  » Il a été assassiné par la violence absurde qui règne dans le pays « , regrette le président, César Gaviria.

James Rodriguez, le héros d'un peuple, jubile après avoir marqué face au Pérou.
James Rodriguez, le héros d’un peuple, jubile après avoir marqué face au Pérou.© Belgaimage

Football Club La Paz

Vingt-trois ans après, on pleure toujours Andrés Escobar, tandis que la vie de son homonyme Pablo fait l’objet de séries télévisées ou de films. La Colombie de James Rodriguez aborde toutefois la Coupe du monde dans un contexte bien plus serein que celui de 1994. Le 23 juin 2016, après un long et fastidieux processus, un accord de paix est signé entre les Farc et le président Juan Manuel Santos, qui reçoit le prix Nobel de la paix. Une version remaniée de l’accord est adoptée par le Parlement, le 24 novembre, après le rejet du texte initial lors d’un référendum, par une courte majorité. Depuis, 7 000 soldats des Farc sont rassemblés dans vingt-six camps temporaires, pour être désarmés sous l’égide des Nations unies. Le cessez-le-feu tient, jusqu’ici. La Colombie voit le bout du tunnel de la violence. Le pays est à nouveau une destination touristique prisée.

Et le football dans tout ça ? Là encore, il accompagne le processus, quand il ne le précède pas. Le ballon rond est omniprésent dans cette quête éperdue de paix. En avril 2014, le légendaire Carlos Valderrama, milieu offensif connu pour son extravagante tignasse blonde frisée, recordman de sélections en équipe nationale (111, entre 1985 et 1998), organise un match de la paix à Bogota, auquel participe le  » dieu  » argentin Diego Maradona. Le ballon rond, comme une colombe. Dans les vingt-six camps où l’on désarme les anciens combattants des Farc, c’est un moyen privilégié pour faciliter la réinsertion. Des championnats y sont organisés. La guérilla marxiste espère se transformer en parti politique, mais rêve aussi de sa propre équipe de foot professionnelle. De son côté, Felix Mora, avocat actif dans les droits de l’homme et fan des Millonarios de Bogota, imagine la création d’un Football Club La Paz, pour célébrer la paix. Elle réunirait des ex-Farc et des victimes du conflit. Saluée dans les médias, l’initiative se heurte toutefois aux nouveaux barons du foot, les richissimes dirigeants capitalistes de clubs débarrassés des barons de la drogue, qui y voient une menace pour leur juteux business. Un conservatisme intéressé.

Mais en ces temps de renouveau, le FC La Paz, n’est-ce pas déjà cette équipe nationale colombienne qui ne manque pas d’atouts sportifs pour honorer, en Russie, la mémoire d’Andrés Escobar ?

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