One Thousand and One Nights, 2016. © JACOPO SALVI

La vie matérielle

Présente dans l’exposition phare de la Biennale de Venise, l’oeuvre d’Edith Dekyndt, seule représentante belge francophone à ce niveau, se voit ainsi reconnue sur la scène internationale.

Elle est considérée comme l’une des artistes les plus importantes de sa génération, à l’instar d’une Ann Veronica Janssens ou d’un Michel François, mais la reconnaissance de son oeuvre a été plus tardive. Tournaisienne née à Ypres en 1960 et qui vit la majorité du temps à Berlin, Edith Dekyndt est récemment passée par une double exposition au Consortium de Dijon et au Wiels à Bruxelles, deux institutions européennes à la réputation bien établie. Au printemps dernier, elle fut l’une des quatre finalistes du Belgian Art Prize, qui s’est tenu à Bozar, tout en bénéficiant en même temps d’une résidence d’artiste récemment instituée à Lens par la Pinault Collection. Sa participation à l’événement phare Viva Arte Viva de la Biennale de Venise vient donc à son heure. Elle constitue le résultat d’un travail à la fois constant et évolutif, à la frontière des arts et de la science, de la physique et de l’alchimie.

Pour découvrir ses deux oeuvres exposées pour l’heure à Venise, il faut parcourir les majestueuses salles en briques de la Corderie de ce complexe de l’Arsenal devenu patrimoine industriel. Au sol, un quadrilatère désaxé, blanc et lumineux attire immédiatement l’attention. On pense d’abord à une projection immobile, avant de constater qu’il s’agit en fait d’une forme dessinée par les divers types de poussières récoltées sur le site même de l’Arsenal. Un puissant faisceau lumineux épouse la forme de ce  » tapis  » qui se révèle moins statique qu’on ne le croit. A intervalles réguliers, le projecteur tourne légèrement sur son axe. Une personne intervient alors avec un balai pour repositionner légèrement la poussière et faire coïncider son dessin avec celui de la nouvelle forme lumineuse au sol.

Cette installation (One Thousand and One Nights) est particulièrement significative d’un des aspects de la démarche d’Edith Dekyndt : rendre perceptible l’invisible, non pas de manière abstraite, mais de la façon la plus concrète possible. Pour ce faire, la plasticienne s’immerge dans l’histoire des endroits ou la fonction des bâtiments qui accueillent son travail (une première version de l’oeuvre avait été dévoilée au Wiels de Bruxelles), n’hésitant pas à  » répliquer  » certaines pièces, et développant par là même un vaste corpus à l’occasion de ses voyages à travers le monde et des propositions d’expositions qui lui sont faites, champ d’expérimentations nouvelles.

Développement long

A Venise, la dimension performative de son travail est manifeste. Le  » balayeur  » intervient en effet tous les jours et toutes les heures durant les sept mois de la manifestation :  » On peut considérer ce travail un peu comme une performance en effet, explique ainsi la principale intéressée. Il s’agit en quelque sorte d’un ballet particulier, d’une chorégraphie qui se répéterait toutes les huit heures. Il faut brosser d’une certaine manière. Il s’agit de se concentrer, comme si l’on faisait un dessin. Le temps passe plus vite ainsi. Ce sont d’ailleurs des artistes qui s’en chargent.  »

Quel que soit le support utilisé, et ils sont dans son travail aussi nombreux qu’hétéroclites, Edith Dekyndt en revient toujours à une expérimentation de la matière – mieux même : à une fusion quasi organique de celle-ci avec les supports qu’elle utilise. Oxydations, imprégnations ou moisissures figurent ainsi parmi les traitements qu’elle fait subir à ses oeuvres, sans pour autant se départir d’une subtile poésie visuelle, dont l’apparente fragilité des pièces constitue une part essentielle. Chez elle, le processus d’élaboration est tout aussi important que la réalisation finale, d’autant que ce processus reste à l’oeuvre tout au long de la durée de l’exposition.

C’est encore le cas dans sa deuxième oeuvre montrée à Venise, Slow Object 08 : un rideau où tissu et feuilles d’argent ne forment plus qu’un.  » Le rideau est un rideau en lin, en rapport justement avec le passé de cette Corderie où se situe ma salle. Recouvert de milliers de petites feuilles d’argent, le rideau va lentement noircir avec le temps, très lentement, très longtemps, le temps d’une vie peut-être. C’est comme si c’était un film dont le développement prendrait un temps très long « , précise-t-elle.

Le climat et le temps sont des éléments constitutifs de son oeuvre. Ainsi, la Belge ramène-t-elle des territoires qu’elle arpente traces, fragments et souvenirs qui relèvent de l’intuitif, mais qui peuvent aussi s’ancrer dans la mémoire des lieux où elle est amenée à résider. Les pièces qui résultent de ces processus racontent des histoires multiples au croisement de techniques anciennes, d’expériences empiriques diverses, de recherches scientifiques. Ainsi, lors de son passage en Bourgogne et de son exposition à Dijon, elle composait une série de tableaux recouverts d’éléments spécifiques au territoire – caséine, vin ou sang de porc. Plus récemment, invitée au Wiels de Bruxelles, elle travaillait à partir de quelques composants indispensables à la fabrication de la… bière : eau, air, levure, ou même cuivre des cuves présentes dans l’entrée du musée. Le résultat, quels que soient les supports, relève d’une poésie énigmatique, où le temps est suspendu à la vie des matériaux naturels utilisés. Nourrie d’expérimentations sans cesse renouvelées, son oeuvre forme désormais un corpus d’une infinie richesse, allant de l’infinitésimal au monumental.

Viva Arte Viva, Biennale de Venise, Arsenal, jusqu’au 26 novembre prochain. www.labiennale.org

Par Bernard Marcelis

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