Tellaro, Italy, Luigi Ghirri, 1980. © PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS

La vie en mieux

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le chanteur, auteur et compositeur Vincent Delerm.

 » Le hasard, c’est peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer.  » C’est du Théophile Gautier. Et c’est aussi ce qu’inspire une rencontre, par hasard, avec Vincent Delerm, assis à côté de vous dans un café voisin de celui où vous venez d’interviewer Fanny Ardant. Il était là  » par hasard « , juste pour prendre un espresso, car le chanteur (révélé en 2002 par son tube, Fanny Ardant et moi) ne fréquente que très rarement le Café de Flore ou Saint-Germain-des-Prés. Il y a le hasard, il y a le destin et un rendez-vous pris pour un Renc’art deux mois plus tard.

Nous y voilà, donc. Début septembre à Paris, un ancien bordel transformé en café dans le XIe ; sur le pas de la porte, un serveur fume une cigarette entre deux services :  » C’est pour une interview ? Vous faites qui ? « , lâche-t-il un sourcil relevé et l’air un peu blasé.  » Ah ouais, chouette gars, il vient tous les matins prendre son café. Notez, c’est pas le seul, on a plein de stars, nous, ici.  » Dans l’ancien bar à cocottes, plus de froufrous ni de fauteuils en velours, mais des émaux sur les murs, de la mosaïque sous les pieds, des petites tables, de grands miroirs et une ambiance relativement charmante. Avec dix minutes d’avance, Vincent Delerm entre discrètement dans l’établissement, deux grandes boîtes sous les bras. Il vous prie de l’excuser mais il aimerait profiter de ces dix minutes pour découvrir ses photos de vacances qu’il vient de faire  » tirer « . Pas de numérique mais de l’argentique, des boîtes qui rappellent l’impatience de ces années passées à attendre le développement des pellicules, où les prises étaient comptées et le cliché réussi ou raté. De loin, vous l’observez découvrir ses souvenirs, faire de grands sourires en penchant la tête et s’émouvoir. N’y tenant plus, il se lève et, photo à la main, vous offre à découvrir le portrait noir et blanc d’un petit garçon, son fils, Simon. Le papa est presque aussi fier de son talent de photographe que de son petit dernier.

Ah ! Qu’elles semblent loin les années 2000 qui voyaient débarquer Vincent Delerm, chemise noire échancrée derrière son piano et déballant son univers à la France Inter, peuplé de références entre Charles Bukowski et François Truffaut. Un véritable ovni dans le paysage musical de l’époque embourbé dans les premières téléréalités et la Star Academy. Depuis sa Victoire de la musique en 2003, Delerm, ce sont six disques et autant de nominations, des expos et trois albums photos, et, surtout, beaucoup de spectacles.

A Présent (c’est le titre de son dernier album), le chanteur a 40 ans, porte un jeans denim, des baskets blanches, un sweat aux couleurs tendres et se promène avec un sac en tissu recyclé. Installé pour l’interview au premier étage de cet ancien lupanar, il retire le haut et découvre un tee-shirt frappé d’un logo Middle of Nowhere couvrant un torse fin et des muscles secs. Un visage souriant, des cheveux en bataille et une paire de lunettes encadrant un regard serein. Un homme affable qui confie en tutoyant que, loin de la peinture ou de la sculpture, il ne parlera que de photo, de mise en scène et de films.  » Parler de peinture, ce serait me forcer. Et aujourd’hui, je ne me force plus à grand-chose « . Vincent sourit, c’est parti.

Woody, le plus grand

Manhattan, son premier choix, c’est une image tirée du film culte et éponyme de Woody Allen :  » Un de mes films préférés, même si Annie Hall me ressemble sans doute davantage « , explique-t-il en retirant ses lunettes. Au-delà de l’aspect purement esthétique et plastiquement parfait de ces images  » à tomber « , c’est la ligne graphique et les typos qui le séduisent. D’ailleurs, si c’était à refaire, Vincent Delerm se verrait bien  » graphiste à Copenhague « , un métier qui met un talent au service des autres mais qui, sans en avoir l’air, est plus qu’essentiel.

Mais, pour en revenir au cinéaste, c’est surtout une jolie histoire à son propos que le chanteur a envie de raconter. En 2011, Delerm crée Memory, un spectacle hybride mêlant chant, théâtre et vidéo, et dans lequel il incarne un personnage à la Woody Allen :  » Un mec qui se pose des tas de questions, un névrosé qui s’angoisse autour du temps qui passe. J’avais envie qu’en sortant du spectacle, les gens se disent : finalement, je ne vais pas si mal que ça.  » Pour le prologue  » en voix off « , Delerm envisage d’enregistrer la voix de la doublure française du cinéaste, pour finalement rêver d’obtenir celle de Woody himself. Alors il essaie, et comme toutes les tentatives un peu romantiques, celle-ci passe par le copain d’un copain qui connaît le type qui s’occupe de la tournée  » clarinette  » d’Allen en Europe.  » Je n’y croyais pas plus que ça. Alors, quand mon téléphone a sonné pour me dire qu’il avait accepté, je me suis mis à pleurer. J’étais tellement heureux, c’était totalement incroyable. Mes amis – qui mangeaient chez moi ce jour-là – s’évertuaient à deviner quelle star me mettait dans un état pareil, ils citaient des noms et moi je répétais chaque fois, « non, mieux que ça »… C’est là que j’ai compris qu’Allen était pour moi le plus fort.  » Le plus fort, le plus grand. Pourtant, Delerm ne communique pas sur cette belle collaboration : faire le fanfaron parce que c’est son texte à lui que Woody lit, ce n’est pas son genre.  » La plupart des spectateurs ont pensé que c’était simplement un extrait de film « , ajoute-t-il, un poil résigné.

C’est marrant, on l’aurait plutôt attendu sur un film de Truffaut, son autre dieu, à qui il consacrait son mémoire de maîtrise en lettres lorsqu’il étudiait à Rouen.  » Mes études, ah oui, pfff ! « , soupire-t-il en regardant par la fenêtre.  » Moi, mon truc, ça a toujours été la scène, je me rêvais en mec qui écrit, chante ou joue des spectacles mais, en tout cas, qui « génère quelque chose sur une scène face à des gens ».  » Une envie qu’il concrétise à la fac des années plus tard en intégrant une troupe d’amateurs dont tous les membres sont devenus des professionnels aujourd’hui.  » Depuis que je suis connu, on me sollicite souvent pour le théâtre ou le cinéma, mais j’ai toujours refusé. Ce ne serait pas juste pour mes amis, j’aurais le sentiment de les court-circuiter.  »

La conversation glisse alors sur ses premiers émois artistiques et ses premiers contacts avec la scène :  » Chez moi, on n’avait pas la télé et il n’y avait pas de cinéma dans mon village. Donc, très tôt, mes parents (NDLR : son père est l’écrivain Philippe Delerm) m’emmenaient au théâtre, voir des pièces auxquelles je ne comprenais rien mais dont il se disait qu’il en resterait toujours quelque chose quelque part.  » Sa mère, enseignante et accessoiriste pour le théâtre de l’école, l’emmène aux répétitions, où toutes ces jolies filles de 15 ans prennent le petit garçon sur leurs genoux et en font leur chouchou.

L’apparente simplicité

Pour sa seconde oeuvre, Vincent Delerm a choisi une photo de Luigi Ghirri, qu’il apprécie surtout pour son univers fait d’apparente simplicité. Un peu comme dans un film de Truffaut où, même lorsqu’on pense en avoir fait le tour, on découvre quelque chose de nouveau à chaque vision. Et puis, il y a le charme délicat de cette image, Mare, cadrée  » juste comme il faut « , un alignement graphique parfait et dont l’équilibre tient à si peu de choses finalement.  » Un peu plus à droite, un peu plus à gauche, tout serait raté, la différence entre un très bon graphiste et un graphiste moyen finalement, c’est très difficile à déterminer. Un peu comme avec soi-même, parfois on a du charme, parfois pas. Ça tient à si peu de choses qu’on ne se l’explique pas.  »

Une alchimie des formes et des images qui exclut toute présence humaine sur les photos de Ghirri : seulement de petites traces de son passage, un parasol, un avion dans le ciel, un bout de maison…  » Le point commun que je partage avec Woody Allen et Ghirri, c’est l’envie de me focaliser sur des choses du quotidien auxquelles plus personne ne prête attention. Beaucoup de gens pensent que c’est facile de faire une photo comme Ghirri, rien n’est plus faux.  » Autre parallélisme, car contrairement à la vision romantique souvent rabâchée par les médias, un concert, c’est beaucoup de boulot. Surtout pour les spectacles  » léchés  » de Vincent Delerm où tout est parfaitement organisé, mesuré et millimétré. Un travail dans lequel l’improvisation et le hasard n’ont aucune place :  » Je suis un laborieux, la précision est quelque chose qui me met à l’aise, parfois j’envie un peu mes amis chanteurs qui sont dans l’improvisation totale. Pour d’autres, il y a aussi une mythologie de la légèreté, en réalité les concerts sont pour eux aussi très préparés.  »

Il termine son café, et conclut :  » Ghirri et Woody Allen, ce n’est pas la vie sur Mars mais ce sont des choses dépouillées et très esthétisées ; pour moi, ça ressemble à la vie dans ce qu’elle a de mieux. C’est un regard qu’on oriente pour se dire que la vie n’est pas si mal et ça, c’est un vrai talent.  »

Vers le beau

C’est un peu pour les mêmes raisons que Delerm a choisi Plan B, ce spectacle mêlant cirque, danse et arts visuels d’Aurélien Bory, avec lequel il collaborait pour son album Les Amants parallèles. Une star mondiale de la mise en scène, mais peu connue du grand public, comme l’explique Delerm :  » C’est fou, mais c’est intéressant de réaliser qu’il y a des existences qui contournent les codes de notre époque, où il faut faire des tas d’interviews et le buzz tout le temps. Aurélien Bory, c’est un mec qui te dit : « Ok la société ça peut être moche et effrayant, mais je vais te faire regarder vers un ailleurs, vers le beau ». Finalement, il n’y a que les choses belles qui survivent à l’horreur (NDLR : le Bataclan est à quelques rues de là).  »

Vincent Delerm regarde alors sa montre. Il doit bientôt vous quitter pour rencontrer la future nounou de ses enfants :  » Si le père arrive en retard au premier rendez-vous, ça fait mauvais genre, c’est gênant.  » Avant de partir, il confie que l’art, finalement, c’est une sorte de tamis, un filtre dans lequel vous jetez vos existences et dont il ne ressort que la version améliorée de toutes vos expériences. Et, paraphrasant François Truffaut en guise de conclusion :  » Les films, c’est comme la vie mais en mieux. En un mot, c’est la vie mais sans embouteillage.  »

Dans notre édition du 6 octobre : François Schuiten.

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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