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La langue verte du jardinier

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Où il est question d’un sachem de la communication, d’une odalisque, d’un tournesol et de secrets.

Ce qui compte, c’est le fond des choses. Le fond parfois insaisissable des choses. Paula en avait la conviction. Dans son casier de serveuse, bastionné de légumes, de fruits et de végétaux de toutes sortes, trônait à présent un immense tournesol, apparemment figé dans une extase définitive. La fleur était apparue comme par enchantement, plus tôt, dans la soirée. L’arrivée du tournesol avait été précédée par la livraison mystérieuse d’une pincée de poivre, de trois livres de haricots, la veille, de deux kilos et demi de pommes de terre entaillées, l’avant-veille, et d’une cargaison un peu effrayante de grenades, la veille de l’avant-veille. Chaque légume, chaque fleur, chaque épice semblait prendre position à intervalle, puis avançait en tirailleur dans une mosaïque végétale, comme une section d’infanterie prête à l’attaque, dans un jardin.

– Il est encore venu ? hurla Paula, en brandissant le tournesol, comme pièce à conviction à l’appui de ses soupçons.

– Qui donc ? lui répondit-on depuis la salle du café.

– Le type à la charrette, le vendeur des quatre saisons.

– Le jardinier flamand ? L’Hercule batave ? Oui, tout à l’heure. Il avait une livraison à faire. Je l’ai envoyé à la cave. Il sentait le chou-fleur de manière homicide.

– Il n’a pas laissé de mot ?

– Il n’a pas.

Le lendemain, Paula avait agencé toutes les offrandes à caractère agricole dont elle avait été l’objet, sur le comptoir. C’était le cabinet de curiosités, le tapis de fleurs de la Grand-Place, le caravansérail, les royales serres de Laeken, le bazar magique de la place du Jeu de balle, tout à la fois.  » Cette macédoine, c’est une lettre d’amour botanique !  » geyserisa alors une voix venue du coin le plus extraordinaire du café. C’était Tanguy Dumortier himself, l’Adonis baroudeur de la RTBF, qui ponctua sa phrase d’un petit cri enthousiaste, un cri de cigale, un saisissant raccourci du bonheur. Et Dumortier empoigna l’un après l’autre le tournesol (je ne vois que toi), le poivre (donne-moi une réponse), la grenade (je ne demande qu’une chose : exploser), les haricots (mes gousses sont douces et replètes, embrasse-les), le chou-fleur (mon amour pour toi est libre et fou, sans mystères et sans entraves) et, enfin, les pommes de terres (je suis blessé jusqu’au plus profond de ma chair). (1)

– Il souffre.

– Il aime.

Le ciel sembla s’ouvrir au plafond et Paula crut y voir jusqu’au paradis. Tout ce micmac potager, héritier des harems turcs, l’avait électrisée. (2) Désormais certaine de la toute-puissance de sa chair, Paula fit tanguer ses larges hanches au rythme d’une tranquille audace odalisque, lorsqu’apparut enfin le jardinier flamand. Elle se lança aussi sec dans un récit exalté, ponctué de sourires vaporeux. Il l’écoutait des yeux, à feux doux, sans faire de bruit.

– Tu as faim ?

Sans attendre la réponse, elle prépara au jardinier une salade opulente. Une vraie géographie. Un continent de vert, avec des sillons brillants comme des ruisseaux. L’avenir. Assis sur le rivage de ce torrent d’émotions improvisé, il ne pensait plus qu’à une chose, la croquer, sa salade, son âme et le ruisseau qui allait avec ; tout comme on croque ce qui pousse dans le jardin d’Eden : sans le moindre remords, sans gêne et à pleine bouche.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer à 20h15, sur la Une…

1. Dans les harems turcs, les femmes avaient inventé un langage secret, à base de fleurs, pour communiquer entre elles.

2. Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, par Jean-Luc Hennig, éd. Pocket, 684 p.

Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité.

rosanne mathot

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