Rosanne Mathot © XZAROBAS

La gaffe au petit coin

Où il est question de l’oreille de Van Gogh, de Tupperware, de toilettes en or et de Gaston Lagaffe.

– QUOI ENCORE ?

– Patronne, vous avez pensé à la livraison des toilettes ?

Si elle y avait pensé ? Et comment ! Quoi ? Mais elle en est où cette livraison ? Elle a été livrée. Bon. Et où ça ? Comment ça, en plein milieu de la salle ? ! Mais non, non et non !

– On a installé le bazar doré dans le petit coin, vous savez… ?

La patronne savait.

– Ah, et autre chose : c’est curieux, tous les clients débarquent avec des Tupperware.

Le Fleuri, en sa qualité de chef de salle, avait aligné les boîtes sur le comptoir. C’était joli, cette guirlande en plastique de récipients colorés en mauve, rose et vert, serpentant sur le zinc. Installés au comptoir, il y avait deux hommes et une femme : un grand maigre dégingandé en pull vert et espadrilles, un petit trapu asiatique aviné, en tongs brésiliennes et une femme du genre sérieux, historienne peut-être, plongée par intermittence dans un livre sur Van Gogh. Tous les trois scrutaient les Tupperware, comme le joueur de boules vise le cochonnet (1) (2) et (3).

Armés de baguettes, façon resto chinois (allez savoir pourquoi), ils inspectaient le contenu des récipients. Les autres clients piétinaient à travers le café, autour des toilettes en or qui trônaient dans ledit petit coin (oui, au fond, à gauche ; oui, DANS la salle principale ; oui, on sait, c’est du grand n’importe quoi) (4).

Au-dessus de la cohue, le visage de la patronne brillait comme l’étoile des conquistadors. Ce n’était pas une femme. C’était une lumière. Une lumière qui prit une décision martiale :  » Et si tout le monde s’asseyait maintenant ?  » Remplissant d’office tous les verres, elle passait entre les tables. Un léger souffle accompagnait le tangage de ses hanches, comme si la fille rencontrait le creux d’une vague avec son ventre, avant de poser le pied dans une rainure de sable.

Au comptoir, le mollasson en vert, celui sans consistance, celui qui se trimbalait une gaine de peau trop grande pour lui, attrapa à l’aveugle et à la baguette un truc viandeux dans un Tupperware violet. Il porta la chose à sa bouche et l’avala sans respirer. L’Asiatique explosa de rire. L’historienne, elle, la pupille assassine, cracha tout de go :  » Vous avez gaffé, Gaston. C’est moi qui ai votre morue aux fraises. Kim a les sushis. Vous, vous venez de gober l’oreille de Van Gogh.  »

Mais c’est pas tout ça : l’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une à 20h15…

(1) Il y a soixante et un ans, Gaston Lagaffe apparaissait dans Spirou. Le 4 avril sort une adaptation cinématographique. Gaston y travaille dans une start-up, appelée Au petit coin.

(2) Kim Jong-un a voyagé en Europe dans les années 1990 avec un faux passeport brésilien.

(3) D’après le tout récent L’Oreille de Van Gogh. Rapport d’enquête, de Bernadette Murphy (Actes Sud), Van Gogh aurait offert son oreille à une certaine Gabrielle, qu’il aimait et qui faisait le ménage dans les bordels d’Arles.

(4) Le Guggenheim a décliné la demande de prêt de la présidence américaine (qui souhaitait un Van Gogh), suggérant, à la place, le prêt de toilettes en or.

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