Près de la stèle consacrée à Joseba Pagazaurtundua, le chef de la police d'Andoain assassiné en février 2003, a été installée une boîte aux lettres destinée à accueillir les témoignages de la population. © L. ferrière/hans lucas pour le vif/l'express

Au Pays basque, la bataille des mémoires

Le Vif

Six ans après l’annonce d’un cessez-le-feu par les nationalistes armés, les langues se délient peu à peu au Pays basque espagnol. Terroristes et victimes confrontent leurs visions de la violence aveugle pour laquelle l’ETA vient de demander pardon.

Rencontrer les assassins de son mari ? Maixabel Lasa ne l’avait jamais imaginé. L’idée est née dans les cellules de la prison de Nanclares, au Pays basque espagnol, où sont incarcérés une trentaine de repentis de l’organisation indépendantiste ETA, anciens adeptes de la lutte armée.  » Ils ont ressenti le besoin de se rapprocher des familles de leurs victimes, explique-t-elle, le regard perdu dans ses pensées.  » Son époux, Juan Mari Jauregi, ex-gouverneur de la province de Guipuscoa, a été abattu le 29 juillet 2000. Deux balles dans la nuque. Le socialiste de 49 ans avait quitté ses fonctions quatre ans plus tôt, mais demeurait dans la ligne de mire du groupe armé, doublement honni, comme représentant de l’Etat et comme membre d’un parti  » espagnol « . Cet été-là, Maixabel et Juan Mari devaient célébrer leurs noces d’argent.

Pour les nationalistes, reconnaître leurs torts signifierait admettre la vanité des sacrifices

 » J’ai d’abord rencontré Luis Carrasco, un des trois membres du commando responsable de sa mort « , se souvient Maixabel Lasa, 66 ans, attablée dans un café. Derrière la vitre, sous de larges parapluies, les passants s’abritent des rafales d’eau qui balaient la baie de Saint-Sébastien.  » C’était il y a sept ans, lors d’entretiens organisés par des médiateurs de la prison. En réunissant des ex-terroristes et des victimes, ils tentaient une expérience de « justice restaurative », dans l’espoir de venir en aide aux uns et aux autres.  » Plus tard, en 2014, elle a fait la connaissance d’Ibon Etxezarreta, un autre membre du trio, à la demande du repenti.  » J’avais besoin de comprendre comment ils en étaient arrivés là. J’ai accepté de les écouter parce que j’estime qu’on a droit à une seconde chance. Renier le passé demande du courage. En désavouant ETA, Luis et Ibon sont passés du statut de héros à celui de traître. J’ai dit, à l’un comme à l’autre, que je préférais être la veuve de Juan Mari que leur mère. A la visite suivante, Ibon m’a confié avoir été hanté par mes mots : « Maixabel, moi aussi, j’aurais préféré être à la place de Juan Mari qu’à la mienne. »  »

Au Pays basque, la bataille des mémoires

Maixabel Lasa n’est plus seule dans son introspection. Six ans après le cessez-le-feu d’ETA, en octobre 2011, la région est en pleine effervescence mémorielle. Les initiatives se multiplient pour faire la lumière sur cette période (1959-2011) qui a fait 914 morts, dont 845 tués par la bande armée, selon l’institut d’histoire Valentin de Foronda, de l’université du Pays basque. Les années de lutte sanglante d’ETA – dont l’objectif était de réunir tous les territoires d’Euskal Herria ( » Pays basque « ), soit l’Euskadi et la Navarre, en Espagne, et le Pays basque français – ont désormais cédé la place à une  » bataille du récit « .

 » ETA a projeté l’image d’un mouvement de lutte contre le franquisme, explique José Antonio Pérez, qui coordonne un travail de recherche sur les victimes à l’institut Foronda. Pourtant, plus de 90 % de ses cibles ont été tuées après la fin du franquisme, en 1975. Face à la volonté de la gauche abertzale (nationaliste) de diffuser sa vision de ces années, poursuit l’historien, à Vitoria, la capitale d’Euskadi, nous avons décidé d’opposer un travail de recherche sur les multiples facettes de la violence, notamment l’extorsion, les enlèvements, la kale borroka (lutte de la rue : confrontations avec la police, incendies de bus et de distributeurs…), vivier de recrutement d’ETA.  » L’institut a aussi enquêté sur les violences de l’extrême droite et des paramilitaires liés à l’appareil d’Etat, les Groupes antiterroristes de libération (GAL).

A Errenteria, dans la banlieue de Saint-Sébastien, les violences ont coûté la vie à 38 personnes entre 1956 et 2012.
A Errenteria, dans la banlieue de Saint-Sébastien, les violences ont coûté la vie à 38 personnes entre 1956 et 2012.© Laurent Ferrière

Au début, la bande armée séparatiste s’en est pris aux forces de l’ordre, avant d’élargir ses objectifs : juges, procureurs, opposants politiques.  » On peut presque parler de « nettoyage idéologique », estime José Antonio Pérez. A la fin des années 1990, tous les élus de l’opposition, menacés, ont dû être placés sous protection policière. N’étaient épargnées que les formations nationalistes – modérées, comme le Parti nationaliste basque (PNV), ou de gauche, tel Batasuna.  »

Le tableau de cette pesante emprise est à l’origine du succès du roman Patria (voir l’encadré ci-contre), au top des ventes depuis un an et demi en Espagne.  » Patria décrit parfaitement le climat qui régnait ici quand ETA était au plus haut de sa force « , commente Ignacio Latierro, l’un des fondateurs de la librairie Lagun, à Saint-Sébastien. Le groupe armé baignait dans un terreau social qui partageait et imposait son idéologie. Cette boutique, pourtant réputée pour son engagement antifranquiste, en a fait les frais, après avoir refusé, en 1983, l’injonction de baisser le rideau en hommage à un etarra (membre d’ETA) tué par la bombe qu’il manipulait. Ont alors suivi des années de pression – tags, vitrine brisée -, qui ont culminé avec une bombe dans la devanture et un autodafé.

 » L’atmosphère évoquée par Patria est en deçà de la réalité « , assure Estanis Amutxastegi. L’ancien maire d’Andoain (Guipuscoa) a donné rendez-vous au Daytona, le bar où son ami Joseba Pagazaurtundua, chef de la police locale, a été tué, le 8 février 2003,  » pendant qu’il lisait le journal « . Il se remémore les années de harcèlement, du temps où il était secrétaire local du parti socialiste, dans cette bourgade industrieuse de 15 000 habitants :  » En 1998, ils ont incendié la Renault 21 de mon voisin, confondue avec la mienne. Le lendemain, ils se sont excusés, dans le journal de la gauche nationaliste. Deux jours plus tard, mon prénom était griffonné sur la façade des immeubles du quartier, à côté de l’immatriculation de ma voiture « , brûlée peu après.  » Je me souviens aussi de cette nuit où j’ai été réveillé par des insultes hurlées depuis la rue : « Espagnol ! Fils de pute ! On va te tuer ! »  » A deux reprises, un engin incendiaire a explosé dans son appartement. Dix ans durant, Estanis Amutxastegi a dû vivre sous escorte.

Maixabel Lasa a accepté de rencontrer deux des assassins de son mari, pour
Maixabel Lasa a accepté de rencontrer deux des assassins de son mari, pour  » comprendre comment ils en étaient arrivés là « .© Laurent Ferrière

 » ETA et ses satellites ont procédé à une véritable inversion éthique, accuse la soeur du chef de la police d’Andoain assassiné, Maite Pagazaurtundua, députée européenne. Ils ont fait retomber le soupçon sur les victimes et leurs familles, stigmatisées par l’entourage.  »  » Quand nous défilions pour réclamer la paix, confirme Maixabel Lasa, les partisans de la bande armée hurlaient : « Assassins ! ETA, tue-les ! »  » Le vide fait autour d’eux en a poussé beaucoup à quitter la ville, la province.

Le paradoxe, observe le libraire Ignacio Latierro, c’est que les militants de la gauche nationaliste se perçoivent comme des rebelles, alors qu’ils avaient imposé leur loi sur la plupart des localités du Guipuscoa :  » Ils étaient prescripteurs de ce qui était basque et de ce qui ne l’était pas.  »

La gauche abertzale, elle, présente les années de violence comme une  » guerre civile « , dans laquelle les torts étaient partagés.  » C’est un non-sens, tranche l’historien José Antonio Pérez. A la différence de l’Irlande du Nord, il n’y a pas eu deux groupes armés s’appuyant chacun sur une base sociale. Certes, les nationalistes basques ont subi des violences venues de l’extrême droite et de la police. Mais ces actions étaient menées par une poignée d’excités, et tolérées par une frange marginale de l’appareil d’Etat. Elles ne reposaient sur aucun tissu social.  »

L’une des expériences mémorielles les plus surprenantes vient d’un élu de EH Bildu (gauche nationaliste), Julen Mendoza, 39 ans, maire d’Errenteria, une ville ouvrière de la banlieue de Saint- Sébastien depuis 2011.  » Ici, entre 1956 et 2012, les violences ont coûté la vie à 38 personnes. En 2012, nous avons organisé un forum de dialogue, relate-t-il. Des personnes menacées par ETA, d’autres qui ont milité dans l’organisation, d’autres encore, torturées en détention.  » En parallèle, la mairie a sollicité une ONG pour répertorier les violences. Les modalités de l’enquête, rendue publique en 2015, ont été discutées avec toutes les formations politiques, y compris le Parti populaire (PP). Puis, la mairie a organisé deux cérémonies : l’une, en juin 2017, à la mémoire de deux conseillers du PP et d’un policier municipal tués par ETA. C’était la première fois qu’une municipalité abertzale rendait un hommage spécifique à des victimes du groupe terroriste.  » A cette occasion, j’ai demandé pardon, au nom de la municipalité, et en mon nom propre « , précise Julen Mendoza. L’autre, en décembre 2017, a été dédiée à trois personnes tuées par la police en 1977, lors d’une mobilisation en faveur des prisonniers. Depuis, plusieurs villes ont suivi l’exemple.

Estanis Amutxastegi, ancien maire d'Andoain, menacé, a dû vivre sous escorte pendant dix ans.
Estanis Amutxastegi, ancien maire d’Andoain, menacé, a dû vivre sous escorte pendant dix ans.© Laurent Ferrière

Ailleurs, les manifestations mémorielles sont multiformes. A Andoain, Maite Pagazaurtundua a installé deux boîtes aux lettres afin de permettre aux habitants de s’exprimer, l’une, devant la stèle consacrée à son frère, et l’autre, sur Internet. Une exposition en hommage aux victimes a ouvert ses portes, au début du mois de février, à Saint-Sébastien. A l’initiative du gouvernement basque, dominé par les modérés du PNV, l’institut Gogora ( » souvenir « ) a réuni des témoignages de victimes d’ETA, mais aussi du franquisme, de l’extrême droite et des GAL.  » Nous ne prétendons pas que les torts sont partagés, explique Aintzane Ezenarro, sa présidente, mais il ne faut pas oublier les autres victimes. Et puis, l’Espagne a fait le choix de fermer les yeux sur le passé franquiste ; Madrid n’a pas de leçons à nous donner sur les placards de l’histoire.  »

Ignacio Latierro, libraire à Saint-Sébastien, a été harcelé, notamment pour avoir refusé de participer à un hommage à un etarra tué.
Ignacio Latierro, libraire à Saint-Sébastien, a été harcelé, notamment pour avoir refusé de participer à un hommage à un etarra tué.© Laurent Ferrière

Une partie de la gauche abertzale n’a pas entamé ce travail de mémoire. Pour elle, il faut cesser de remuer le passé. Marta Buesa, fille de l’opposant socialiste Fernando Buesa, tué avec le policier qui l’escortait dans l’explosion d’une voiture piégée, le 22 février 2000, explique la cécité de la nébuleuse ETA par son embarras envers sa base.  » Elle a tant exigé d’eux. Certains ont passé l’essentiel de leur vie en prison. Elle n’a pas obtenu son objectif, l’indépendance. Les acquis en termes d’autonomie de l’Euskadi ont été réalisés sans elle. Je comprends la difficulté des nationalistes à reconnaître leurs torts. Ce serait admettre la vanité de tous ces sacrifices.  »

Drapeaux, photos... A Saint-Sébastien, les herriko tabernas se mobilisent pour les prisonniers d'ETA.
Drapeaux, photos… A Saint-Sébastien, les herriko tabernas se mobilisent pour les prisonniers d’ETA.© Laurent Ferrière

Au moins, l’organisation a-t-elle reconnu, dans un communiqué publié le vendredi 20 avril, avoir « causé beaucoup de douleur et des dommages irréparables ». L’ETA a donc officiellement demandé pardon aux victimes.

Mais, depuis le cessez-le-feu, l’une des principales revendications des nationalistes porte sur les 300 prisonniers d’ETA, éparpillés dans les prisons de France et d’Espagne, afin qu’ils soient incarcérés à proximité de leurs familles. Les photos des détenus ornent les herriko tabernas, ces bistrots tenus pas la mouvance abertzale.  » Quatre familles sur cinq parcourent en moyenne 1 500 kilomètres aller-retour pour se rendre à la prison, explique Joseba Azkarraga, de l’association de soutien aux prisonniers Sare. Certains sont malades, dont 23 en stade terminal. La loi prévoit un allégement pénal dans ces cas, mais les prisonniers d’ETA en sont exclus.  »

Julen Mendoza, maire nationaliste de Errenteria, a organisé une cérémonie en mémoire des victimes d'ETA. Une première.
Julen Mendoza, maire nationaliste de Errenteria, a organisé une cérémonie en mémoire des victimes d’ETA. Une première.© Laurent Ferrière

Maixabel Lasa n’est pas hostile à l’incarcération des condamnés d’ETA dans des prisons basques, tant qu’ils purgent leur peine :  » Rapprocher les détenus pourrait contribuer à leur réinsertion.  » Mais elle est indignée par les honneurs rendus à certains etarras à leur sortie de prison, comme ce fut le cas, fin février, à Andoain – deux jeunes chargés de collecter les informations qui ont permis la préparation de l’assassinat de Joseba Pagazaurtundua. Choquée, aussi, par l’amnistie réclamée par plusieurs dirigeants abertzales.  » Imagine-t-on un collectif de proches de violeurs demander leur retour à la maison ?  » interroge-t-elle. Pardonner à ceux qui font un geste, oui. Mais ne pas effacer. Ni renoncer à la justice.

Par Catherine Gouëset.

« Patria », la catharsis du Pays basque

Phénomène éditorial en Espagne, avec plus de 700 000 exemplaires vendus, Patria raconte l’ambiance d’une bourgade basque pendant les années de violence d’ETA. Fernando Aramburu y met en scène deux familles amies que la violence sépare : l’une, dont le fils rejoint le groupe armé ; l’autre, objet de la vindicte de ce dernier quand le père de famille, un petit patron, rechigne à payer  » l’impôt révolutionnaire « . Peu à peu mis à l’index par son entourage, il finit assassiné, et les siens doivent quitter la ville.  » Les nationalistes ont voulu créer une communauté idéale, explique l’auteur, installé en Allemagne depuis 1985. Estimant que certains citoyens empêchaient la réalisation de leur projet, ils en ont fait des ennemis. Ils ont nié leur humanité, imposant le silence, la soumission, l’exil, et même l’assassinat sélectif. ETA a été créé pour accomplir cette tâche spécifique.  » D’après Florencio Dominguez Iribarren, directeur du Centre pour la mémoire des victimes du terrorisme, Patria  » a plus fait pour décrire les années de violence que bien des analyses « .

Patria, par Fernando Aramburu, trad. de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, 624 p.

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