© andré longchamp

Madeleine Leclair : « En fait, la musique, c’est l’art de faire progresser les idées »

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

La Plainte, une étrange construction musicale, basée sur des musiques folkloriques belges, anciennes et inédites, est sortie le 30 mai dernier sur un label genevois. Pour la Canadienne Madeleine Leclair, une des figures de proue de l’ethnomusicologie actuelle, cette oeuvre d’avant-garde illustre la nostalgie et l’inquiétude du peuple belge. La conservatrice et responsable du département d’ethnomusicologie au MEG, le Musée d’ethnographie de Genève, nous raconte aussi le monde des musiques : un univers intime, qui se déploie de la vie in utero jusqu’au cosmos.

Si on veut connaître un peuple, il faut écouter sa musique, a écrit Platon. Quel est l’intérêt d’approcher une culture via sa musique ?

La musique est partout ! A ce jour, nous ne connaissons aucune population qui ne la pratique pas. C’est donc non seulement une porte d’entrée exceptionnelle pour apprendre à connaître une communauté, mais aussi une façon de créer le contact, quand les mots ou les concepts sont si différents qu’ils ne permettent pas la communication.

Concrètement, qu’est-ce que l’ethnomusicologie, une discipline née dans les années 1950, nous enseigne qu’un livre d’histoire ne nous dit pas ?

L’ethnomusicologie s’intéresse à ce qui se passe pendant la musique : les multiples éléments (émotions, représentations mentales…) qui se connectent pendant qu’on fait ou qu’on écoute de la musique. Il n’y a pas que via l’intellect que l’on peut comprendre des choses ! Je crois beaucoup à la valeur heuristique de l’émotion : on fait immédiatement une relation entre des sons et des images, des idées ou des concepts abstraits. Approcher une culture, via l’art, c’est aussi atteindre l’intimité, l’identité même des gens. L’ethnomusicologie est une façon sensible d’aborder une communauté. La musique d’un peuple en dit autant sur lui que ses textes et ses guerres. Mais elle dit autre chose.

« A Binche, il y a comme un grand secret : on montre qu’on cache. »© Patrick Lefevre/belgaimage

Pourriez-vous nous donner la définition de la musique ?

Le célèbre ethnomusicologue John Blacking a proposé de définir la musique comme étant du son humainement organisé.

Un montage de news à la télé pourrait alors être considéré comme de la musique !

Ce n’est pas faux (silence). Elle est très large, cette définition. Il faudrait ajouter que la musique implique souvent des mouvements du corps et surtout qu’elle crée des émotions et des interactions sociales. Disons que cette définition nous permet d’écarter les sons de la nature. On peut distinguer la musique faite par des clochettes du son fait par les roseaux…

Lucrèce pensait que le sifflement du vent dans les roseaux était à l’origine de la musique…

Il me semble en effet que les sons de la nature sont des sources originelles indiscutables de la musique. Mais, on ne saura jamais comment les hommes préhistoriques se comportaient à l’époque où on peut supposer que la musique est née. La plus vieille flûte du monde a 40 000 ans. A l’époque, Neandertal ne savait pas parler. Les psychologues de la musique se demandent ce qui a bien pu motiver l’humain à avoir une activité musicale, alors que ce n’était pas critique pour la survie de son espèce ?

Mais la thèse la plus en vogue aujourd’hui est que ce sont justement les humains qui ont su faire preuve de créativité, en chantant, par exemple, qui ont fait perdurer l’espèce. On a chanté, avant de savoir parler.

Quand je suis arrivée au Musée de l’homme, à Paris, l’anthropologue Yves Coppens travaillait sur cette question-là. Sauf erreur de ma part, il avance, lui aussi, que la musique serait venue avant le langage. Si tel est le cas, le son, pour l’humain, aurait alors effectivement été une forme de communication, peut-être nécessaire à sa survie.

Cela conforterait des théories selon lesquelles les nourrissons s’expriment via des intervalles simples et des consonnantes. Les musiciens le confirment : les pleurs des bébés, c’est une espèce de chant. Qui se retrouve dans toutes les sociétés humaines.

Là, vous me parlez du retour de la recherche des universaux : qu’est-ce qui est commun à tous les êtres humains ? C’est un sujet fascinant. Il a été très en vogue dans les années 1950 et puis, il a été délaissé, car il a mené à des choses, à des catégorisations extrêmes. Il faut savoir qu’on a quand même classé des populations à mi-chemin entre l’humain et l’animal, en Tasmanie, notamment.

Et donc… pourquoi les bébés « chantent-ils » tous de la même manière ?

Il existe un comportement que l’on retrouve partout : le  » mamanais « , un mot qui vient de  » maman  » et désigne le vocabulaire non verbal et les gestes échangés entre un nourrisson et la personne qui en prend soin. Ce vocabulaire musico-affectif pourrait avoir servi de base à l’émergence de la musique.

La musique d’un peuple en dit autant sur lui que ses textes et ses guerres

Les astrophysiciens expliquent aussi qu’il existe une « musique céleste » : le soleil résonne en sol dièse et toutes les étoiles fonctionnent comme des caisses de résonance d’instruments de musique…

C’est beau. Mais pas si étonnant : la musique, c’est concrètement de la matière qui bouge ! Evidemment, dans notre corps, il y a des réactions physiques immédiates, quand on écoute des sons et – a fortiori – de la musique. Ce que le foetus entend (la voix, la respiration…) sera modifié par l’état émotionnel de sa mère.

Retrouve-t-on, dans les musiques qui sont consacrées à l’amour, des structures qui se font écho, à travers le monde ?

La vérité, c’est que personne n’a jamais pris la peine de sérieusement s’attacher à la question de l’amour et de la musique, en ethnomusicologie, alors que les relations entre la musique et la transe, elles, ont été très étudiées, notamment par Gilbert Rouget.

Comment est-ce possible ?

En dehors de l’Occident, il est très difficile de repérer des musiques aussi intimes. Peut-être que personne ne s’y est attardé, à cette étude, parce que la palette des émotions est tellement vaste, en amour, tellement riche, dans ses déclinaisons, que l’étudier relèverait de l’impossible. Les textures, la nature et l’esthétique des musiques ayant trait à l’amour sont si différentes, qu’elles ne semblent pas permettre de dégager d’universaux.

La Plainte utilise des archives sonores de musiques traditionnelles, folkloriques, orales, belges. Un rapport avec les scandales qui se succèdent en Belgique ?

L’intention de départ était tout autre ! L’artiste, l’Espagnol Francisco Meirino, voulait repérer des musiques emblématiques du patrimoine musical traditionnel de la Belgique, un pays impliqué dans l’entreprise colonialiste. Il a pioché dans les 16 000 heures de musique que nous conservons ici, au MEG, et a choisi des morceaux des années 1920 à 1959, des témoignages musicaux rares. Certains ont été enregistrés sur des cylindres de cire, une technologie qui date de la fin du xixe siècle. On a des choeurs d’enfants, pendant le carnaval des Chinels de Fosses-la-Ville, le carillon de Saint-Nicolas en Flandre, ou encore des chants en flamand.

Qu’est-ce que l’ethnomusicologue que vous êtes comprend du peuple belge, en écoutant cette oeuvre qui se construit comme un long crescendo de 45 minutes ?

Spontanément, j’ai envie de dire que cette oeuvre évoque, pour moi, la nostalgie, l’intériorité et l’inquiétude…

La plainte, Francisco Meirino, label Cave12.
La plainte, Francisco Meirino, label Cave12.

Pourtant, les Belges sont souvent associés à la gaieté, à l’humour !

Oui, mais, dans l’intimité des fêtes populaires, on ressent toujours un côté dramatique. C’est le principe du carnaval. A Binche, il y a comme un grand secret : on montre qu’on cache. La musique qui y est liée renforce le caractère transgressif de l’ordre social qui est levé pendant un moment.

La musique élève-t-elle les humains ou les asservit-elle ?

Elle fait les deux. La musique a un pouvoir émotionnel puissant. Quand elle est utilisée à des fins de propagande, la musique brainwashe. Il y a une volonté de remplir l’esprit et de le soumettre, de le fatiguer et de créer un sentiment d’appartenance à une race, comme ce qui s’est passé en Roumanie : une musique, un peuple. C’est pareil dans les magasins, aujourd’hui : la musique forte et omniprésente marque à la fois une identité (dans une boutique gothique, on ne va pas vous passer du Madonna) et elle occupe le cerveau. La personne s’identifie à la tendance, et elle achète. On est influencé en permanence par les sons et les musiques qui nous entourent.

Donc, finalement, la musique serait une façon de construire sa pensée en adéquation avec son milieu ? La musique serait un chemin ?

Dans la musique arabe, il y a ce qu’on appelle le  » maqam  » : c’est à peu près l’équivalent d’une gamme. Or,  » maqam « , ça veut justement dire…  » chemin  » ! Le maqam que vous allez choisir est déterminant : il va vous aider à cheminer dans un certain univers musical, il va vous aider à mûrir, à avancer grâce à la musique. En fait, la musique, c’est l’art de faire progresser les idées.

Bio express

Naissance à Montréal.

1992 à 2000 : Musée de l’homme, à Paris.

2004 : Doctorat :  » Les Voix de la mémoire « , université de Paris Ouest-La Défense.

2005 : Responsable de la collection de 10 000 instruments de musique issus des Amériques, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie du musée du Quai Branly, à Paris.

2006-2016 : Vice-présidente de la Société française d’ethnomusicologie.

2012 : Rejoint l’équipe du Musée d’ethnographie de Genève.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire