Brasseur et les Enfants du paradis : en incarnant Pierre, son grand-père, Alexandre fait revivre l'histoire extraordinaire du film culte. © Raymond Delalande/ISOPIX

L’enfant du paradis

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le comédien Alexandre Brasseur.

Il a fixé rendez-vous à Beaubourg. Dans ce café célèbre des années 1980. Le temps où Gilbert Costes transformait les immeubles parisiens en haut lieu de la fête et de la restauration française et dans lesquels le designer Philippe Starck déclinait ses talents sur des chaises aériennes et du mobilier à pointes.  » C’est un peu désuet ici, non ? Un peu has been sur les bords. Faut reconnaître qu’esthétiquement parlant, c’était quand même assez moche, les années 1980 !  » Lui, c’est Alexandre. Fils de Claude, petit-fils de Pierre ou la troisième génération d’acteurs, cuvée Brasseur et sans doute la meilleure pioche pour nous parler d’art.

Avec son air gouailleur et son ton rogue, Alexandre a tellement de présence qu’il occupe rapidement les deux tables voisines qui, l’heure du déjeuner passée, viennent tout juste de se libérer. Sous son pull marin, l’homme fait plus l’effet d’un loup en mode défense que d’un acteur en mode show. Il confie, de sa voix colorée, qu’il aurait adoré vivre dans les années 1960, au carrefour des Trente Glorieuses, qui voyaient la génération de ses parents patauger dans l’abondance et la croissance.  » Ils avaient tout ! C’est une génération qui a réussi à tout défoncer : ses propres enfants, l’état de la planète… Ils ont vécu en bons petits égoïstes mais qu’est-ce qu’ils ont dû se régaler !  » La  » génération bonheur  » qui a engendré la  » génération alarme « , celle qui, comme Alexandre, a vu le jour dans les années 1970, héritant d’une planète pourrie, apprenant à se serrer la ceinture tout en encaissant les années sida.  » C’est triste de se dire que nous sommes obligés de jouer le jeu de la peur et qu’il nous est impossible de vivre comme avant. Il faut être méfiant de tout, sinon on se fait avoir juste derrière.  » L’air résigné, le comédien commande un café noir, serré.

Les punks du musée d’Orsay

Si, pour parler d’art, Alexandre Brasseur fait de Beaubourg son premier choix, c’est parce qu’une oeuvre,  » c’est dans son contexte qu’il faut pouvoir l’admirer « . Et puis Beaubourg, c’est un peu l’âge de ses premières amours, l’époque où il a rencontré la peinture avant de plonger dans la littérature et finir par rejoindre le théâtre et le cinéma.  » J’adore l’art ! Jeune, c’était véritablement mon échappatoire ! Je m’ennuyais tellement à l’école que j’imposais à mes professeurs des exposés sur mes peintres préférés. Je faisais mes recherches à la bibliothèque de Beaubourg, je les présentais en classe et puis j’organisais la visite de l’exposition ou des collections. Ce musée a véritablement changé ma vie !  »

Alexandre vient d’une famille d’artistes mais ce n’est pas grâce à ses parents qu’il se construit une culture. Avec un père toujours sur les routes et la maison familiale en rase campagne, il est placé en pension dès 10 ans.  » C’est jeune, quand même « , ajoute celui qui a rencontré sa femme à 15 ans, avant de donner naissance à deux enfants, qui ont presque 20 ans aujourd’hui.  » Je ne supportais pas la lecture, or, dans ma famille, elle était omniprésente. Tous ces acteurs (NDLR : ses grands-parents, Pierre Brasseur et Odette Joyeux, et son père, Claude Brasseur) qui lisaient des textes lourds, ça me faisait vraiment chier. J’avais envie de légèreté. Jusqu’au jour où j’ai dû lire pour l’école Bel-Ami, de Maupassant. Ma vie a basculé et c’est tout le xixe siècle qui s’est ouvert à moi. Je m’y suis engouffré.  »

Le goût de la littérature s’empare de l’adolescent, qui cherche rapidement à l’inscrire dans le contexte artistique de son époque. Le musée d’Orsay vient d’ouvrir et, de Cézanne à Monet en passant par Caillebotte, c’est toute la peinture moderne qui l’éclabousse.  » Tous ces gars, c’était les punks de l’époque, et puis j’adorais cet univers, les promenades en barque sur les étangs, les femmes qui chatoyaient avec leurs crinolines, c’était mon truc.  »

L’école de l’injustice

Laissant de côté les grands noms, c’est sur Gustave Caillebotte que Brasseur porte son deuxième choix. Car avant d’être le peintre dont on salue aujourd’hui le talent, Caillebotte était le mécène de ses potes impressionnistes, des artistes qui secouaient le Landerneau de l’art classique en terrifiant les bourgeois dans leurs  » salons « . Un peu turbulent lui aussi, le jeune Brasseur se fait renvoyer de l’école et rentre à la maison.  » Je déteste l’injustice, et s’il est un lieu où l’injustice règne en maîtresse, c’est bien à l’école. Si vous ne rentrez pas dans le moule, vous n’êtes qu’une merde…  »

Retour au bercail donc, nouvelle école, à Paris, et très rapidement, conscience de partir en vrille. Alors, à sa demande, il retourne au pensionnat, mais à Marseille cette fois :  » On n’a pas toujours le choix. Si je voulais mon bac, je devais me gérer et me prendre seul par la main pour y arriver. « 

Marseille : moins de musées mais plus de théâtres. Alors, pour passer le temps et s’échapper un peu, Alexandre monte un club de théâtre et organise des sorties pour sa classe.Proche de ses parents, il confie pourtant n’avoir jamais vraiment vécu à leur contact, vivant en pension d’abord, chez sa petite amie ensuite : Alexandre peut se vanter d’être l’antithèse de l’héritier. Juste un gamin heureux de son nom, mais encore plus fier de s’être fait tout seul. Mais un  » enfant de la roulotte  » quand même, qui croit beaucoup en l’éducation silencieuse : » Toutes ces choses qu’on emmagasine enfant et qui, un jour, viennent frapper à votre porte pour vous rappeler qu’elles font partie de vous. Et que, quoi que vous fassiez, votre destin vous attend toujours quelque part.  » Et, foi de Brasseur, c’est le théâtre qui lui tend alors les bras.

Les mauvaises béquilles

Si le parcours paraît plus difficile aujourd’hui qu’à la grande époque de son père ou de son grand-père, Alexandre est néanmoins un acteur confirmé et apprécié. Vedette d’une série à succès sur TF1, Demain nous appartient, il a monté en parallèle un spectacle retraçant la grande histoire du film culte Les Enfants du paradis, son troisième choix dans l’exercice de notre Renc’art, qui révélait, en 1945, le talent de son grand-père, Pierre, patriarche et figure tutélaire de la dynastie Brasseur. Pas simple d’affronter le mythe, pas simple de se frotter à l’oeuvre fondatrice du cinéma français de l’après-guerre, ou de se mesurer au  » meilleur film français de tous les temps « , par ailleurs classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais voilà, Alexandre l’a fait et s’apprête à remonter pour ce seul-en-scène : Brasseur et les Enfants du paradis (au centre culturel d’Auderghem, à Bruxelles, du 12 au 17 décembre prochain) où, à travers le personnage de Pierre, il raconte cette grande aventure.  » C’était dur pour moi, parce que, au-delà du mythe, mon grand-père a toujours été omniprésent dans mon imaginaire (NDLR : Alexandre a 1 an quand Pierre décède).  »

Avec une grand-mère pas spécialement tendre et un père plutôt absent, c’est surtout par ceux qui prétendaient l’avoir bien connu qu’enfant, Alexandre construit le mythe du grand-père. Une fascination qui le fera – alors qu’il est jeune comédien – s’emparer du jeu de son aïeul, récupérant ses tics et ses  » effets de gorge « .  » De très mauvaises béquilles !  » s’empresse-t-il d’asséner, des soutiens qui l’ont pas mal  » enclumé « , alors qu’un acteur se doit avant tout d’être  » nu et léger « . Des béquilles devenues trop encombrantes et dont il vient de se débarrasser grâce à ce nouveau spectacle.

C’est en découvrant l’exposition hommage à la cinémathèque de Paris que le petit-fils a l’idée d’exploiter l’histoire incroyable de ce film et de la monter en pièce de théâtre.  » Et puis, comme le film rendait hommage au théâtre, il était temps que le théâtre rende hommage au film.Car au-delà de la beauté de l’oeuvre, de ses dialogues à double fond ou de sa palette d’acteurs (NDLR : Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Pierre Renoir…), le film, comme la pièce d’ailleurs, pose la question de la liberté : comment être libres quand on est occupés ?  » Réalisé durant la Seconde Guerre mondiale, ce long métrage a été écrit en six mois par Prévert et Carné, planqués dans une baraque du sud de la France. Un anarchiste antimilitariste à l’écriture (Jacques Prévert), un réalisateur homosexuel aux commandes (Marcel Carné), un décorateur (Alexandre Trauner) et un compositeur (Joseph Kosma) juifs, tous les deux, à une époque où la  » France est peuplée d’ordures « .

 » Pour eux, il s’agissait d’affirmer la suprématie de l’art sur les armes. Moi, je pense qu’au-delà de ça, c’est un cri désespéré pour la liberté, toujours d’actualité dans un monde qui muselle les femmes et qui est frappé par le terrorisme…  » Un film et une pièce à l’image de la France de ces années noires et qui, au lendemain de la guerre, tondait les femmes (comme faillit l’être Arletty, amoureuse d’un officier allemand) au nom de la collaboration horizontale, alors que des hommes qui (comme Pierre Brasseur) s’étaient tapé des soldates allemandes, ça ne dérangeait personne.  » C’est ça, la réalité de la guerre ! Comme tous ces allers-retours entre la collaboration et la résistance ; à l’époque, on passait très rapidement de l’un à l’autre et c’est tout ça que j’avais envie de raconter. C’est tellement facile de dire aujourd’hui qu’on n’aurait jamais collaboré, nous. Mais quand on braque vos gosses et votre femme, qui a le courage de ne pas balancer le juif du troisième ?  » Regard dur.

Clôturant le sujet du spectacle, Alexandre confie qu’au départ, personne n’y croyait, à part lui. Alors, il y a mis toute son âme, du script à l’affiche en passant par les financements, les décors et la mise en scène. Il a tout donné :  » J’ai tellement peur ! Je joue des personnages qui ont existé dans une histoire chargée pour l’humanité, je ne peux pas me permettre de me planter. Ce serait déshonorant pour tous ceux qui l’ont connue et vécue.  »

Regrettant de n’avoir pu aborder l’intégralité du travail de Caillebotte, Soulages ou des collections de Beaubourg, parce qu’un artiste  » c’est dans sa globalité qu’on doit l’appréhender « , Alexandre Brasseur garantit que, de tous les arts, c’est la poésie qu’il placerait au sommet. Parce que c’est un art qui se passe d’outils et qui n’exprime que la pureté de l’âme et de la pensée :  » L’art, ça sert avant tout à vivre ! Ça rend la vie plus douce, plus légère, un peu comme dans un rêve éveillé.  » Voix douce. Sans accent. Et regard tendre.

Dans notre édition du 1er décembre : François De Brigode.

Canotiers ramant sur l'Yerres, Gustave Caillebotte, 1877 (73 cm × 100 cm).
Canotiers ramant sur l’Yerres, Gustave Caillebotte, 1877 (73 cm × 100 cm).© Josse/Leemage/Getty Images

Gustave Caillebotte (1848 – 1894)

Peu reconnu de son vivant (un grand tort), il inscrit pourtant son nom dans l’histoire au xixe siècle comme mécène et collectionneur avisé de ses amis impressionnistes (Renoir, Monet, Degas, Manet, Cézanne et Pissarro). Son réalisme radical et audacieux, presque photographique, lui vaut de participer à la plupart des fameuses expositions de ces peintres dissidents et profondément modernistes. A sa mort, il lègue l’ensemble de sa collection à l’Etat français, faisant ainsi entrer tous ses amis dans les collections nationales.

Sur le marché de l’art. C’est une star désormais, adoubée par le marché : ses peintures s’arrachent (surtout aux Etats-Unis) entre 100 000 et 500 000 euros, parfois même au-delà du million.

Beaubourg : un must  de l'architecture. Mais  à sa naissance, en 1977, le bâtiment conçu par Renzo Piano et Richard Rogers était surnommé
Beaubourg : un must de l’architecture. Mais à sa naissance, en 1977, le bâtiment conçu par Renzo Piano et Richard Rogers était surnommé  » Notre-Dame de la tuyauterie « .© Peet Simard/Getty Images

Centre national d’art et de culture Georges Pompidou (1977)

 » Beaubourg « , pour les intimes, naît de la passion pour l’art contemporain du président Georges Pompidou, alors que, des professionnels aux politiques, tous conspuent l’idée d’un nouveau centre de création artistique et pluridisciplinaire : il faut raser un quartier et faire coexister arts visuels, spectacles vivants, musique et bibliothèque. Scandale ! Mais les temps ont changé : Mai 68 vient de tout emporter et, dans cet esprit, Beaubourg est un peu au milieu culturel ce que la pilule est aux femmes. Le bâtiment, conçu par Renzo Piano et Richard Rogers, est surnommé  » Notre-Dame de la tuyauterie  » ou  » le hangar des arts  » par des détracteurs un peu bêtes et méchants. Aujourd’hui, plus personne ne le critique et tous s’inclinent devant le pari réussi de l’audace et de la modernité. Fidèle à l’esprit de décentralisation qui présidait lors de sa création, le musée ouvre une antenne en 2010 à Metz et se dote, cinq ans plus tard, d’une antenne mobile destinée à parcourir le monde. Avant de débarquer à Bruxelles en 2020 !

Les Enfants du paradis : classé  au patrimoine mondial de l'Unesco.
Les Enfants du paradis : classé au patrimoine mondial de l’Unesco.© dr

Les Enfants du paradis (1945)

Si le film évoque une troupe de théâtre à travers les aléas de la vie et de l’amour au xixe siècle, il exprime en double fond la situation de la France (personnifiée par Arletty) sous l’Occupation. Il réunit aussi les plus grands artistes de son temps : Prévert à l’écriture, Carné à la réalisation, Arletty, Barrault, Pierre Brasseur ou Renoir à l’affiche… Il est considéré aujourd’hui comme le  » meilleur film français de tous les temps  » et est classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

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