En 2017, une réplique du Mémorial de l'Holocauste avait été érigée devant la maison de Björn Höcke, figure de l'extrême droite, qui s'était offusqué de la présence de ce " monument de la honte " à Berlin. © K. PFAFFENBACH/REUTERS

Allemagne: Le Centre pour la beauté politique peut-il tout se permettre?

Le Vif

Quand il a ouvert ses volets, ce matin triste de novembre 2017, Björn Höcke a écumé de rage. 24 stèles de béton, réplique miniature du Mémorial de l’Holocauste de Berlin, avaient soudain poussé dans la nuit juste en face de chez lui, au bout de sa propriété de Bornhagen, un petit village de Thuringe, Land rural de l’ex-RDA.

Au mois de janvier de la même année, ce responsable local du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) avait provoqué un tollé national en déclarant que le monument érigé en hommage aux victimes juives du IIIe Reich était  » une honte au coeur de la capitale « . Le voici désormais devant ses fenêtres !

La maison voisine avait été louée dans le plus grand secret dix mois plus tôt. Près de 70 architectes, historiens d’art, professionnels du bâtiment et juristes, tous volontaires, ont contribué à l’élaboration de cette  » action  » où rien n’a été laissé au hasard. Chaque stèle a été fabriquée sur mesure dans un matériau qui résiste aux intempéries. L’ensemble a été monté sous des bâches en trois jours, sans que quiconque s’aperçoive de rien.

Björn Höcke risque de ressasser longtemps sa vindicte révisionniste : plus de 100 000 personnes ont donné de l’argent pour soutenir ce second  » mémorial « . Ce qui a permis de prolonger le bail d’au moins sept ans !

Protection policière

Ce coup d’éclat est l’oeuvre du Centre pour la beauté politique (Zentrum für Politische Schönheit, ZPS), dont les dirigeants se présentent  » non comme des artistes, des caricaturistes ou des activistes, mais comme des humanistes agressifs « . Fondé en 2009 par des étudiants en sciences et en philosophie politiques, ce groupe n’est composé que de quatre à six permanents. Grâce à leur art de la satire et à leur maîtrise des réseaux sociaux, ces derniers parviennent à mobiliser des dizaines de bénévoles en fonction des projets. Pour les financer, ZPS lance des campagnes de crowdfunding sur le Net. Il est aussi soutenu par des institutions culturelles, comme le théâtre Gorki de Berlin, et des fondations. Son budget annuel reste toutefois secret.

Actrice, chaussée de Dr. Martens et bonnet sur la tête, Cesy Leonard est, avec Philipp Ruch, l’un des leaders du centre, dont les bureaux se cachent à Berlin dans un lieu discret pour des raisons de sécurité – elle a reçu des menaces et a dû circuler sous protection policière.  » L’apathie politique, le rejet des réfugiés et la lâcheté ont vidé l’héritage de l’Holocauste, déplore-t-elle. Nous pensons que l’Allemagne ne doit pas seulement apprendre de son histoire, mais qu’elle doit aussi agir. Nos performances s’appuient sur une approche élargie du théâtre : l’art doit faire mal et provoquer une révolte.  » Les sources d’inspiration du groupe proviennent de feu Christoph Schlingensief, un réalisateur et dramaturge considéré comme l’un des plus dérangeants du paysage culturel allemand, mais également des actions radicales de Greenpeace à ses débuts.

C’est peu dire si, à l’instar de ses mentors, ZPS transgresse les codes du consensus politique cher aux Allemands.  » Ce ne sont ni des artistes ni des criminels, mais des terroristes « , a hurlé Björn Höcke. Christian Carius, le président du Land de Thuringe d’alors, membre de la CDU d’Angela Merkel, a été choqué par le procédé : selon lui, il s’agit d’une  » attaque scandaleuse contre la liberté du mandat, l’intégrité de la personne, de la famille et de la vie privée « .

ZPS vient à nouveau de frapper fort. Le 3 décembre dernier, trois mois après les incidents racistes à Chemnitz, en Saxe, où des nazis et des hooligans s’en sont pris à des étrangers, après le meurtre d’un Allemand, ZPS a créé un site Web baptisé Soko Chemnitz, présentant des dizaines de photos en gros plan des manifestants : près de 2 000 visages, dont les yeux ont été masqués à l’aide d’un bandeau noir. Avec cet appel :  » Dénoncez vos collègues de travail, vos voisins ou vos connaissances, et recevez immédiatement de l’argent en récompense ! « 

Depuis le 12 décembre, sur la page d’accueil, un pot de miel remplace désormais les visages. Soko Chemnitz était une opération éphémère qui recelait un piège.  » Le site a été consulté par près de deux millions d’individus, dont 52 000 ont utilisé le moteur de recherche, affirme Cesy Leonard. Ces données sont particulièrement intéressantes, car elles indiquent que nombre d’entre eux ont cherché leur nom en premier.  » Selon ZPS, plus de 62 % des visiteurs ont également parcouru le site à la recherche des membres de leur famille ou de leurs amis. Ces éléments vont maintenant être confrontés aux 1 552 participants que le Centre dit avoir identifiés grâce à des algorithmes et des experts en reconnaissance d’images.

Avec ces appels à la délation et à la surveillance des citoyens, ZPS joue à dessein avec des notions qui évoquent de mauvais souvenirs à la société allemande. L’abréviation Soko fait référence à une Sonderkommission, une commission spéciale de police. A Chemnitz, ZPS avait ouvert un local, mais il a été immédiatement fermé par les forces de l’ordre, en raison des menaces directes qui pesaient sur les activistes. Le ministre de l’Intérieur saxon a accusé ZPS de  » mettre en péril la cohésion sociale « .

Tout est-il permis ?

Le Centre pour la beauté politique n’hésite pas à briser tous les tabous. En 2015, avec l’action  » Les morts arrivent « , il a exhumé les dépouilles de réfugiés noyés en Méditerranée qui avaient été enterrés en Sicile. En lien avec des proches des victimes et des autorités musulmanes, elles ont été transférées en Allemagne, dans deux cimetières de la capitale. Il a fallu six mois pour concrétiser cette opération spectaculaire, que la presse allemande a tantôt approuvée, tantôt décriée. Deux ans plus tard, ZPS a répandu dans une rue d’Istanbul des milliers de tracts appelant à renverser et à  » tuer  » le  » dictateur  » Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie.

Tout est-il permis sous couvert de liberté artistique ?  » L’art doit être dérangeant « , affirme Cesy Leonard. Avec sa radicalité, ZPS interroge à sa façon les partis politiques traditionnels, qui cherchent, en vain pour l’instant, la solution contre l’AfD, laquelle a fait entrer 92 députés au Bundestag en septembre 2017.

Par Romain Rosso.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire