Ben Weyts, ministre N-VA du Tourisme, face à l'autoportrait de Rubens enrôlé comme ambassadeur de la Flandre 2018. © KRISTOF VAN ACCOM/belgaimage

Rubens, Bruegel, van Eyck… Ces nouveaux ambassadeurs flamands

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La fine fleur de la peinture flamande enrôlée pour trois ans sous la bannière d’une Flandre avide de se faire connaître au monde entier. Le voisin wallon ? Au balcon. Inconscient de ses trésors admirés à l’étranger sous une autre identité…

Pas le temps de souffler. Le centenaire de la Grande Guerre achève de se commémorer que déjà la Flandre remonte au front. Après ses champs de bataille de 14-18, pleins feux sur les génies de sa peinture d’antan, à leur tour mobilisés sous les couleurs jaune et noire. L’affiche en jette. Pierre Paul Rubens superstar en 2018 ; Pieter Bruegel l’Ancien à l’honneur en 2019 ; Jan van Eyck célébré en 2020. La crème de l’art flamand du xve au xviie siècle, l’orgueil de toute une région, est de sortie à dater de fin mai. Une triple occasion était à saisir : la réouverture, à Anvers, d’un Musée royal des beaux-arts remis à neuf et voué à être le phare de la politique muséale flamande ; le 450e anniversaire du décès de Bruegel l’Ancien en 1569 ; enfin le retour en grande pompe dans la cathédrale Saint-Bavon à Gand du célébrissime Agneau mystique restauré.

La Flandre n’exerce que son droit le plus strict d’honorer ses maîtres

Tapis rouge pour les  » Vlaamse Meesters « . La Flandre sort le grand jeu, avide de montrer urbi et orbi qu’elle fut  » le berceau de tout un art et d’une culture européenne « .  » Nous pouvons en être fiers ! « , clame Ben Weyts, le ministre régional N-VA qui est à la manoeuvre. La promotion touristique de la Flandre, c’est son rayon. Et le nationalisme flamand son ADN. L’homme a été à bonne école : il était chef de cabinet de Geert Bourgeois, autre N-VA et autre ministre du Tourisme de 2004 à 2014, à ce titre grand ordonnateur d’un centenaire 14-18 très flamandisé.

C’est reparti pour un tour.  » Depuis le Moyen Age, les maîtres flamands forcent l’admiration. Ils passaient pour les meilleurs ambassadeurs de notre culture flamande à travers le monde et ils le restent aujourd’hui « , souligne Toerisme Vlaanderen, qui se mobilise pour la cause. Mieux encore :  » La Flandre fut alors un creuset d’art et de créativité, de science et d’invention.  » Elle a si peu changé :  » Cette région déborde toujours de vitalité et de renouvellement.  » Les talents de jadis ont fait bien des émules en art contemporain, en BD, en street art, en mode et design, en gastronomie. La filiation est prévue dans l’ambitieuse programmation 2018-2020.

L’âge d’or se prolonge, merci de faire passer le message. Auprès de l’étranger, qui sera invité à venir le constater sur place. Auprès de chaque Flamand, encouragé à se  » faire l’ambassadeur des Vlaamse Meesters  » et à communiquer son enthousiasme au contact des splendeurs de son passé. Ben Weyts y tient beaucoup :  » Une conscience plus forte de l’apport du passé n’est pas seulement utile au regard de l’étranger mais aussi à l’intérieur même du pays.  » Une dose de chauvinisme artistique n’a jamais fait de tort pour forger une identité, fortifier le sentiment d’appartenir à une nation. Et gagner en assurance.

Un tableau de Pieter Bruegel l'Ancien, honoré en 2019 dans sa maison bruxelloise rénovée grâce surtout à de l'argent flamand.
Un tableau de Pieter Bruegel l’Ancien, honoré en 2019 dans sa maison bruxelloise rénovée grâce surtout à de l’argent flamand.© Guy Bell/isopix

Chauvinisme artistique

Le grand siècle de la peinture flamande a d’ailleurs déjà donné dans ce registre. C’était aux temps héroïques de la jeune… Belgique.  » Ses pères fondateurs sont également très fiers du riche passé de l’école de peinture flamande et de la reconnaissance internationale dont celle-ci jouit « , relate ainsi l’historienne Els Witte (VUB). Il n’y a plus de Belgique grande et belle à exalter. Sa composante flamande reprend le flambeau avec délice. Et elle s’en donne les moyens : 26 millions d’euros de subsides publics seront injectés par la Communauté flamande dans le financement d’une trentaine de manifestations culturelles. Retour sur investissements espéré : trois millions de visiteurs uniques. Parlons business : il s’agit de placer le produit  » made in Vlaanderen  » sur la carte du monde.

Inutile de hurler au hold-up. A l’inqualifiable confiscation du passé commun légué par les anciens Belges, qu’ils fussent du nord, du centre ou du sud de ce qui constituait les Pays-Bas méridionaux. La Flandre n’exerce que son droit le plus strict d’honorer ses maîtres et le rayonnement qu’ils ont eu à partir du sol flamand.  » Faut-il rappeler que le vocable communément utilisé par les Espagnols pour qualifier les Pays-Bas méridionaux était  » Los Flandes « , les Flandres ?  » rappelle l’historien moderniste Hervé Hasquin (ULB). La Flandre de 2018 est dans son élément, et l’ex-ministre-président MR de la Communauté française et ex-secrétaire perpétuel de l’Académie de Belgique lui tire au passage son chapeau :  » Les Flamands ont mis au point un bon outil de propagande. C’est intelligent, habile. Que peut-on leur reprocher ?  »

 » Cette manière de ramener l’horizon artistique à ses propres limites territoriales n’est pas neuve et a sa logique. Territorialiser ainsi l’art flamand revient à figer un artiste localement « , déplore et s’inquiète un responsable de musée fédéral,  » Rubens était évidemment flamand mais il était bien plus que flamand.  »

C’est le côté un chouia réducteur de l’exercice. Un coup d’oeil sur la carte de Belgique retenue par Toerisme Vlaanderen pour les besoins de sa brochure promotionnelle confirme l’approche : la tournée  » Vlaamse Meesters  » s’arrêtera pile-poil à la frontière linguistique, non sans faire naturellement étape à Bruxelles, aussi capitale de la Flandre. Elle y posera ses bagages en 2019, le temps notamment d’y célébrer Bruegel l’Ancien dans ce qui fut la maison présumée de l’artiste au quartier des Marolles. La bâtisse, propriété de l’Etat fédéral, sera réaménagée pour l’occasion en centre d’expérience digitale vouée à l’oeuvre du grand peintre. Rénovation financée à 60 % par de l’argent flamand (1,6 million d’euros).

Le touriste sera invité à poursuivre son voyage parmi les richesses artistiques de la Renaissance et du baroque flamands détenues par les Musées royaux des beaux-arts de Belgique. Mais sans que la Flandre ne pousse réellement à la consommation par un recours intensif aux collections fédérales. Elle a su trouver ailleurs un partenaire privilégié : au Kunsthistorisches Museum à Vienne, théâtre à l’automne dernier d’une exposition austro-flamande consacrée à Rubens. Cette mise en bouche avant le coup d’envoi de l’année baroque à Anvers programmé ce 31 mai, était placée sous le signe du  » Kraft der Verwandlung « . En néerlandais dans le texte :  » Kracht van de verandering  » ou  » la force du changement « , copié-collé du slogan fétiche des combats électoraux de la N-VA. Ah ce souci du détail…

Roger de Le Pasture, géant tournaisien des
Roger de Le Pasture, géant tournaisien des  » primitifs flamands « , ne sera pas de la fête.© dr

Pas de crochet par la Wallonie

Londres, Madrid, Paris, Cologne, Munich, Francfort, Milan, Saint-Pétersbourg, Washington, Tokyo : le plan de bataille du tourisme flamand a mis bien des musées du monde dans le coup. Avec une attention plus particulière pour le voisin batave avec lequel a été conclu un accord visant  » à mettre en oeuvre l’histoire commune des Pays-Bas du Nord et du Sud « . Ce n’est que justice, a soupiré le ministre Ben Weyts en parrainant la signature de la déclaration d’intention flamando-hollandaise.  » A mon grand regret, cette histoire commune s’est interrompue avec la chute d’Anvers en 1585 (NDLR : reprise par les Espagnols). Où en serions-nous aujourd’hui sans ces  » Spanjolen  » ? On pardonnera cette façon un brin méprisante de qualifier l’Espagnol pour exprimer une inconsolable déception.

On ne refait pas l’histoire. Mais on peut toujours ranimer la flamme d’un souvenir. Ainsi en couplant l’évocation des jours fastes de la culture flamande au siècle d’or de la peinture néerlandaise. Rubens, van Eyck, Bruegel, Hals, Rembrandt, Vermeer, les maîtres flamands et hollandais se donnant la main : quel tableau ! Dans sa dernière note de politique générale, le ministre Ben Weyts énumère les villes étapes de cet itinéraire  » Old Masters  » : Bruges, Bruxelles, Anvers, Gand, Malines, Louvain, Middelburg, Den Bosch, Dordrecht, Delft, La Haye, Leiden, Haarlem, Amsterdam, Hoorn.

Aucun saut de puce prévu en contrée wallonne. Pas de crochet par Tournai, pourtant ville natale d’un autre géant des  » primitifs flamands  » : Rogier van der Weyden ou Roger de Le Pasture sous son identité francisée, ne sera pas de la fête. Rik Daems, député flamand Open VLD, en avouant un faible pour  » le plus grand des maîtres flamands « , a bien suggéré à ses pairs du Vlaams Parlement de pousser une pointe jusqu’à la cité aux cinq clochers,  » autrefois ville flamande « . Sans trop insister. L’affaire en est restée là.

Aucune main ne s’est tendue vers l’association internationale scientifique qui, depuis Tournai et depuis 1967, travaille à la renommée de Roger de Le Pasture et du patrimoine artistique du bassin de l’Escaut. L’un de ses administrateurs, Ludovic Nys, historien de l’art à l’université de Valenciennes, en est marri :  » Ce fils de Tournaisien a été formé à Tournai, qui était alors enclave française coincée entre le comté de Flandre, vassal du roi de France, et le comté de Hainaut qui relevait du Saint-Empire. Ce fait montre à lui seul l’absurdité, sur le plan historique, de ce genre d’opération purement commerciale. On oscille entre marketing politique et médiocrité.  »

La Flandre, une ardeur d’avance. Qui se prépare à planter à chaque expo son logo frappé de la mention  » Flanders State of the Art « , comme pour mieux marquer son territoire. Et qui finirait par faire croire au monde, en étalant sans fausse modestie ses joyaux, que la terre wallonne ne fut jadis qu’un désert artistique.

Sur la carte de Toerisme Vlaanderen, ce couple de touristes a le regard braqué sur la Flandre, par-dessus une Wallonie vide.
Sur la carte de Toerisme Vlaanderen, ce couple de touristes a le regard braqué sur la Flandre, par-dessus une Wallonie vide.© Vlaams Me esters/visitflanders

Aux Etats-Unis, les trésors wallons insoupçonnés

Tragique méprise. Philippe George en est le témoin. Conservateur du Trésor de la cathédrale de Liège, il s’en est allé en exploration dans la lointaine Amérique. Du périple qu’il entame en 2004, il est revenu stupéfait par ses découvertes qu’il vient de consigner dans un volumineux ouvrage (1). Plus de 130 pièces majeures de l’art wallon repérées dans 24 grands musées sur tout le territoire des Etats-Unis. Des peintures, des merveilles d’orfèvrerie mosane mises en vedette à Los Angeles, Baltimore, Washington, Cleveland ou New York, là où le triptyque de l’abbaye de Stavelot, reliquaire et autel portatif en or et en émail du xiie siècle, fait l’orgueil de la Pierpont Morgan Library.

Où çà, du  » made in Wallonia ?  » L’appellation pas du tout contrôlée ne saute pas aux yeux.  » Parmi les artistes wallons bénéficiant de la reconnaissance internationale, aucun n’est répertorié comme  » wallon  » aux Etats-Unis : tous ou presque figurent sous l’étiquette  » Belgique  » dans les catalogues mis en ligne « , témoigne Freddy Joris, ex-administrateur général de l’Institut du patrimoine wallon. Quand ils ne sont pas taxés de  » flemish « ,  » netherlandish « ou de français.

La Wallonie cultive l’art de ne pas revendiquer l’origine de ses trésors multiséculaires qui font la fierté des collections américaines et européennes. Elle laisse sans sourciller l’art mosan allègrement labellisé  » art flamand « , par la force d’une habitude ancrée depuis que la Belgique existe. Elle snobe ses anciennes splendeurs.  » Par manque de volonté et de moyens, par parti pris idéologique. Il n’y en a que pour le passé lié à la révolution industrielle : la Wallonie en est malade depuis septante ans « , grince Ludovic Nys.  » Peut-être par crainte de paraître arrogant et ringard, l’approche wallonne valorise davantage ses créateurs actuels que son lointain passé « , avance Philippe Suinen, ex-patron de l’ Agence wallonne à l’exportation (Awex) et de Wallonie Bruxelles-International.  » Marier culture et économie fait l’objet d’opérations ponctuelles au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais sans jamais atteindre l’envergure de la diplomatie culturelle mise en oeuvre par la Flandre. Nous avions travaillé à une grande exposition consacrée au patrimoine wallon mais le projet, jugé trop coûteux, a été abandonné « , admet celui qui préside aujourd’hui la Chambre de commerce et d’industrie de Wallonie.

Le triptyque de Stavelot, joyau wallon du catalogue en ligne de la Pierpont Morgan Library à New York. Du
Le triptyque de Stavelot, joyau wallon du catalogue en ligne de la Pierpont Morgan Library à New York. Du  » made in Belgium « .© The Morgan Library & Museum

Freddy Joris, un quart de siècle passé à la tête du patrimoine wallon,  » n’a jamais connu d’effort particulier pour mobiliser ce patrimoine au service de la visibilité de la Wallonie. Il n’existe aucune politique ambitieuse et réfléchie en la matière. Sans doute par peur de se faire taxer de nationaliste. Cette frilosité est une erreur. Elle crée un déficit d’image colossal.  »

Remis de ses éblouissements d’outre-Atlantique, Philippe George appelle à la reconquête, sans chauvinisme déplacé.  » L’histoire de l’art ne peut être un instrument de propagande. Loin de nous l’idée de doter la jeune Wallonie d’une histoire de l’art adaptée à ses besoins, comme ce fut le cas pour la jeune Belgique indépendante ou pour la Flandre. Mais elle peut servir de carte de visite extraordinaire. Le panthéon wallon a vraiment ses artistes. L’art wallon doit être honoré.  »

Le défi est manifestement au-dessus des forces de l’espace francophone, très mal outillé pour réagir et agir. A la Fédération Wallonie-Bruxelles appartient la gestion du patrimoine mobilier, à la Région wallonne la haute main sur le patrimoine immobilier : trop confus, trop compliqué à gérer, tout ça.  » Les tentatives de valoriser le patrimoine artistique wallon sont dérisoires. Chacun joue dans son coin, en fonction des soutiens politiques qu’il parvient à décrocher. On ne fait pas le poids face à la Flandre « , appuie le conservateur de la cathédrale de Liège. Qui espère une version anglaise de son récent inventaire, à l’usage des conservateurs de musée américains…

(1) Art et patrimoine en Wallonie des origines à 1789. Essai de synthèse à la lumière des collections américaines et européennes, par Philippe George, Institut du patrimoine wallon, 2017, 407 p.

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