Randy Newman ou l'ironie chevillée au corps.

L’ami Randy

Songwriter émérite, plume grinçante, Randy Newman revient mettre son grain de sel dans la pop américaine. Où il est question de Poutine, de Kanye West, et du  » type  » de la Maison-Blanche…

Quand il s’est assis à table, il n’a pas su trop quoi faire de ses mains. D’habitude, Randy Newman les pose sur le clavier d’un piano. Là, il se résigne à les ranger sur ses genoux… Ce jour-là, le génial songwriter, grand satiriste de la pop américaine, est un peu fatigué. Ce n’est pas tellement une question d’âge (il aura 74 ans en novembre prochain). Plutôt de circonstances. La veille, à Berlin, son avion n’a jamais décollé : il a passé la nuit dans le hall des départs pour prendre le premier vol pour Bruxelles. Malgré le manque de sommeil, il a tenu à maintenir le planning promo. C’est que l’homme ne sort pas un nouveau disque tous les jours : Dark Matter, qui arrive cette semaine, est son premier album depuis Harps and Angels en… 2008.  » Honnêtement, cela a toujours été une source d’embarras de ne pas produire davantage. Il n’y a pas d’excuse pour ne pas avoir sorti deux, trois disques de plus dans le même laps de temps.  »

En réalité, Randy Newman n’a pas non plus chômé. Dans l’intervalle, il a ainsi sorti plusieurs musiques de film. Le virus est familial : trois de ses oncles, notamment, ont travaillé à Hollywood. Le premier d’entre eux, Alfred Newman, a été le directeur musical de la Fox de 1940 à 1960, et a collaboré avec Chaplin et Gershwin. Nommé 43 fois aux Oscars, il en a remporté neuf. Le neveu, Randy, s’est lui retrouvé dans la course une vingtaine de fois. A deux reprises, il est reparti avec la statuette de la meilleure chanson originale : en 2002 pour If I Didn’t Have You (le film d’animation Monsters, Inc.), et en 2011 pour We Belong Together (tiré de Toy Story 3). On appréciera l’ironie de la situation : lui, le songwriter caustique et mordant, est aujourd’hui plus connu pour ses bandes originales Disney/Pixar que pour son catalogue de chansons férocement désenchantées…

Et pourtant, il s’acharne.  » Pour moi, c’est ce que je fais de plus important. C’est sur cette base que je me juge. Je sais que ce n’est pas bien malin de réfléchir comme ça. Mais je n’y peux rien. C’est important pour moi de croire que j’écris bien.  » Pourquoi alors ne pas produire plus ?  » Ecrire est une chose très compliquée. Et douloureuse. Ce n’est pas la question de devoir « creuser son âme », de se mettre à nu. C’est juste ce sentiment très déplaisant d’échec, quand rien ne vient. Et le fait de l’avoir déjà pratiqué des centaines de fois n’aide pas vraiment. Cela étant, aujourd’hui, je pense être meilleur qu’avant. Ou en tout cas, moins mauvais. Je sais que je peux y arriver, sans trop agoniser.  » A-t-il vraiment besoin d’être encore rassuré ?  » Vous savez, dans ce business, des fortunes entières ont été bâties par des gens seulement doués pour réconforter les artistes !  » (rires)

Big in Belgium

Aujourd’hui, après plus de cinquante ans de carrière, le songwriter bénéficie d’un certain statut. Chez d’autres, il suscite même un véritable culte. La hype, par contre… Randy Newman n’est définitivement pas à la mode. Mais l’a-t-il jamais été ? Dès son premier album, en 1968, il détonnait. Alors que le rock pétaradait de partout, il déroulait déjà les grandes orchestrations préfifties. Comme si Elvis et les autres n’avaient pas mis le feu à tout ça… Derrière le miel des violons, pourtant, ça dézingue. Newman a l’ironie chevillée au corps, le goût de l’absurde, et un appétit pour le sarcasme joyeux. En la matière, l’Amérique est un terrain de jeu infini. Comme quand il évoque son histoire (The Great Nations of Europe), l’esclavage (Sail Away), les problèmes raciaux (Rednecks), etc. Quitte même à faire un détour par la… Belgique, en comparant Hitler, Staline et Léopold II (A Few Words in Defense of Our Country) ou en évoquant la passion locale pour le compromis ( » If you lived in Belgium, you could mediate « , dans la farce A Piece of the Pie). Il se marre :  » Chaque fois que je viens ici, il y a toujours un maire francophone pour s’embrouiller avec la Région flamande. Vraiment, votre pays m’amuse beaucoup « . Il n’a pas fini de rire.

A ce rythme, on se dit que l’époque en général doit le laisser hilare.  » Honnêtement, aujourd’hui, c’est trop. Trop bruyant, trop énorme.  » Sur son nouvel album, il a glissé une chanson intitulée Putin. Mais rien sur le nouveau résident de la Maison-Blanche, celui qu’il se contente d’appeler  » le gars « .  » Pour tout dire, j’ai écrit un morceau sur lui. Mais c’était trop vulgaire.  » Randy l’avoue : il n’a pas vu venir l’élection de Donald Trump. Aujourd’hui, il relit une biographie d’Hitler – et lui qui est issu d’une famille juive, arrivée de Russie au début du siècle dernier, constate :  » Comme moi, il a commencé dans des clubs de 50 personnes (rires). Mais en jouant sur la peur de l’autre, il a réussi à recueillir de plus en plus de voix et fini par prendre le pouvoir. Je ne dis pas que le type qui dirige aujourd’hui les Etats-Unis a la même politique. Mais la stratégie est peu ou prou identique.  »

Au départ, le disque aurait dû s’intituler The Great Debate, comme le long morceau/sketch qui ouvre l’album.  » Mais cela aurait suscité certaines attentes.  » Dark Matter n’est donc pas une charge politique. Il est émouvant (le bouleversant Lost Without You), drôle (Putin, The Great Debate), ludique, grinçant. Mais pas offensif. On se dit pourtant que l’humour à froid et les blagues de Randy Newman auraient parfaitement leur place aujourd’hui. Peut-être même plus que jamais. A moins que ce ne soit justement l’inverse ? Dans une société où dominent le clash et la punchline bas du front, quel écho peuvent encore avoir les comédies subtiles et le second degré du songwriter ?  » J’ai toujours pensé que j’écrivais pour tout le monde. Mais ce n’est peut-être pas le cas. C’est logique. Kanye West est incroyable, mais je ne capte pas tout ce qu’il dit. Kendrick Lamar ? Brillant ! Mais je ne suis pas tout ce qu’il raconte. C’est normal. Mon père ne comprenait pas non plus tout ce que je disais. Aujourd’hui, le rap a beau être la musique qui marche le mieux, culturellement et économiquement, demandez au conseiller en assurances de 58 ans qui vit dans l’Idaho ce qu’il en pense… « . Le même saisit-il cependant davantage les sarcasmes du songwriter septuagénaire ? On en doute…  » Vous avez raison, je suis peut-être trop optimiste.  » (rires) Alors, juste avant de couper l’enregistreur, on lui demande quand même : au bout du compte, quitte à choisir, préfère-t-il être aimé ou compris ? Il réfléchit et sourit :  » Si vous me comprenez, vous m’aimerez !  »

Par Laurent Hoebrechts

Il est aujourd’hui plus connu pour ses bandes originales Disney/Pixar que pour son catalogue de chansons férocement désenchantées…

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