" J'aimerais devenir un vieillard déraisonnable ", confiait l'acteur au timbre inimitable. © ERIC DESSONS/ISOPIX

Jean Rochefort, l’homme à la moustache

Figure incontournable du cinéma français des années 1970, l’acteur s’est éteint à 87 ans et quelque 130 films. Retour sur une carrière ayant fait rimer populaire et exemplaire.

A l’entrée Jean Rochefort du Dictionnaire du cinéma populaire français (Nouveau Monde éditions), on lit :  » Voilà l’un des rares acteurs qui, non content d’avoir créé un personnage inédit ou de posséder un pouvoir d’attraction immense, est capable de faire décoller les films où il ne fait qu’apparaître.  » Et comment ! Disparu le 9 octobre à l’âge de 87 ans, Jean Rochefort aura marqué le cinéma français de son empreinte, alignant, plus de six décennies durant, premiers et seconds rôles avec cette superbe qu’appelait son élégance naturelle ponctuée d’une moustache fournie. Ses débuts au grand écran, au mitan des années 1950, sont pourtant modestes. La faute, nous expliquait-il un jour, de passage à la Mostra de Venise où il venait présenter L’Homme du train, de son complice Patrice Leconte, à une éducation provinciale – il était originaire de Dinan, en Bretagne -, et à la réputation sulfureuse que pouvait encore avoir le 7e art dans les familles.  » Je suis venu à Paris pour devenir acteur de théâtre, ce qui était socialement considéré, alors que le cinéma avait gardé une connotation d’art populaire et un peu cochon.  » A n’envisager donc que pour de strictes raisons alimentaires.

Dédain que, dans un premier temps, le cinéma lui rend bien : à l’inverse de son camarade de conservatoire Jean-Paul Belmondo, Rochefort passe à côté de la Nouvelle Vague, dont il est pourtant le contemporain, rendez-vous manqué à l’origine de l’un de ses rares regrets :  » Je pense que j’étais pourri à leurs yeux à cause du théâtre. Et puis, j’étais un tardif, ce dont j’ai bénéficié par la suite. Jeune, je ne correspondais à rien, j’étais dans un état larvaire, flou.  » Ce qui n’empêche pas Philippe de Broca de le distribuer dans Cartouche, puis Les Tribulations d’un Chinois en Chine et Le Diable par la queue, points d’orgue, aux côtés de la série des Angélique, de Bernard Borderie, de sixties en demi-teinte.

Des seconds rôles aux premiers

Qu’à cela ne tienne, la décennie à suivre sera la sienne. Jean Rochefort commence par s’y imposer dans un de ces seconds rôles qui lui allaient comme un gant à la faveur du Grand blond avec une chaussure noire, d’Yves Robert. A l’ombre de Pierre Richard et du décolleté plongeant sur la chute de reins de Mireille Darc, il y compose, avec Bernard Blier, un mémorable duo de responsables du contre-espionnage se livrant un duel à fleurets mouchetés, son humour pince-sans-rire étant idéalement servi par les dialogues de Francis Veber.

Yves Robert, c’est l’une des collaborations marquantes de sa carrière : huit films ensemble, dont le diptyque Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis qui, du haut d’une corniche, le consacre définitivement acteur populaire. Celle avec Bertrand Tavernier, en est une autre, et il voyait dans L’Horloger de Saint-Paul, sorti en 1973, le film ayant constitué le déclic :  » J’ai compris que le cinéma pouvait être passionnant comme acteur parce que Tavernier avait amené une espèce d’intimité avec la caméra, sans hiérarchie, sans stars, qui m’a fait me sentir à l’aise dans le film. J’ai commencé à devenir amoureux du cinéma comme acteur et plus seulement comme spectateur.  » Tavernier qu’il retrouve l’année suivante pour Que la fête commence, où son rôle de salaud ordinaire lui vaut le César du meilleur second rôle. Enfin, autre rencontre déterminante, celle de Patrice Leconte, sept films ensemble au total, courant des Vécés étaient fermés de l’intérieur, en 1976, à L’Homme du train, en 2002, en passant par Tandem, Le Mari de la coiffeuse ou Tango, collaboration au long cours à l’abri pourtant de cette routine qu’il redoutait par-dessus tout.

Surréalisme total

Et au vrai, si l’on associe le plus souvent Rochefort à ses rôles dans les comédies, où son flegme tout britannique combiné à son timbre inimitable et à la lueur gouailleuse qu’il avait dans le regard, faisait des ravages, l’acteur s’est aussi multiplié sur les terrains les plus divers. La preuve par Le Crabe-tambour, de Pierre Schoendoerffer, où il est bouleversant dans le rôle du commandant d’un escorteur souffrant d’un cancer, emploi qui lui vaut un nouveau César, du meilleur acteur cette fois. On le retrouve, non moins impérial, en animateur de jeux radiophoniques dans Tandem, ou sous les traits d’un homme parti à la recherche de sa mère, mystérieusement disparue, dans Un étrange voyage, d’Alain Cavalier. En tueur professionnel, aussi, dans Cible émouvante, d’un Pierre Salvadori débutant. Ou encore, il n’y a pas si longtemps, dans Floride, de Philippe Le Guay où, en vieux bonhomme facétieux refusant de voir sa mémoire se brouiller, il signait une composition lunaire.

Jean Rochefort tournait avec gourmandise. Des premiers films, notamment, et jusqu’aux propositions les plus farfelues – il faut avoir vu pour le croire l’improbable Le Serpent a mangé la grenouille, où il côtoyait Marisa Paredes.  » J’aimerais devenir un vieillard déraisonnable « , confiait-il encore, la moustache frétillante. Et le rôle de Don Quichotte, qu’il devait incarner pour Terry Gilliam, était assurément taillé pour lui, cavalier émérite qu’il était – il avait rêvé de devenir jockey – en plus de ne jamais se départir d’un grain de folie. Il dut toutefois y renoncer la mort dans l’âme, crucifié par une double hernie discale. Péripétie malheureuse qu’il accueillait avec ironie :  » Un nerf d’un millimètre a suffi à interrompre l’énorme production d’un film. Il en existe désormais un making of (NDLR : Lost in La Mancha, de Keith Fulton et Luis Pepe) dont je suis très fier : c’est d’un surréalisme total, le making of d’un film qui n’existe pas.  » Guère plus, toutefois, que Les Boloss des belles lettres, ces capsules de trois minutes où l’acteur, rarement en panne de fantaisie, résumait des classiques de la littérature en langage  » djeun’s « . Ainsi de Madame Bovary, de Flaubert, introduit en ces termes :  » C’est l’histoire d’un petit puceau tout mou comme des Chocapic au fond de leur bol. Il plane à dix mille et tu sens le malaise en lui. Son blaze, c’est Charles Bovary. Il rencontre une petite zouze campagnarde pas dégueulasse. Elle s’appelle Emma, c’est elle le héros, c’est Madame Bovary…  » Irrésistible. Et la marque d’un acteur populaire qui, comme peu d’autres, sut enthousiasmer des générations successives de spectateurs…

PAR JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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