Le Grand Sanglier noir, 1926. © ÉRIC EMO/PARISIENNE DE PHOTOGRAPHIE/ ADAGP, PARIS, 2017

Informidable Fautrier

Articulée entre matière et lumière, l’oeuvre de Jean Fautrier est celle d’un inventeur en marge des grands mouvements picturaux. Une brillante exposition à Paris en retrace les avancées (in)formelles.

Ce serait un leurre de croire que l’on ne croise les navigateurs en solitaire que sur les océans. En réalité, ces explorateurs inlassables s’accommodent de toutes les surfaces, pourvu que leurs contours soient mouvants. Jean Fautrier (1898-1964) est l’un de ces capitaines au long cours embarqué sur les flots incertains de la peinture. Seul maître à bord, il ne daignera jamais accoster les esquifs cubistes et surréalistes. Fort d’un parcours avec de nombreuses escales (il a été moniteur de ski et gérant d’un hôtel en Savoie entre 1934 et 1939), ce peintre français né à Paris a tout connu, des tempêtes de la notoriété aux jours sans vent de l’insuccès. Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris lui rend hommage à la faveur d’un large accrochage faisant place à 160 toiles, 25 sculptures, ainsi qu’à une série de documents et d’archives annexes. Il n’en faut pas plus pour mesurer le talent d’un artiste qui fut un vrai inventeur, de ceux qui  » rompent les murs  » de la représentation, pour paraphraser Francis Ponge, écrivain fidèle défenseur et membre de sa garde rapprochée avec Paul Eluard, Georges Bataille et, surtout, Jean Paulhan. On sort de l’exposition Matière et lumière avec la conviction qu’au regard de l’histoire de l’art moderne, la figure de Fautrier n’est sans doute pas moins importante que celle de Picasso. On a d’ailleurs coutume d’opposer le caractère  » masculin et léonin  » du dernier à l’oeuvre  » féminine et féline  » du premier.

La Promenade du dimanche au Tyrol (Tyroliennes en habit du dimanche), 1921-1922.
La Promenade du dimanche au Tyrol (Tyroliennes en habit du dimanche), 1921-1922.© ÉRIC EMO/PARISIENNE DE PHOTOGRAPHIE/ ADAGP, PARIS, 2017

Le parcours de l’exposition suit avec minutie les routes empruntées par ce plasticien ayant posé plusieurs gestes radicaux. Il souligne aussi la cohérence et la continuité de sa démarche. Qu’il s’agisse de la figuration sombre des années 1920 ou de la  » figuration libérée  » émergeant après 1945, un fil rouge lie le tout, c’est celui du réel, cette  » poussée initiale  » avec laquelleFautrier n’a voulu à aucun moment défaire les amarres.

Période noire

Dès la première salle de l’exposition, une huile sur toile donne le ton des frissons initiaux de la première période de Jean Fautrier. Tyroliennes en habits du dimanche (1921-1922) plante une atmosphère pesante. Cette série de figures féminines robustes, peintes frontalement, transporte du côté des primitifs flamands, voire d’un certain réalisme sarcastique, comme cela fut maintes fois évoqué. On qualifierait volontiers la composition d’archaïque, tant s’en dégage une impression de mutisme. Déjà s’y montre une volonté de transcender l’individualité vers le stéréotype, soit le début de ce processus d’abstraction qui ne cessera de monter en puissance au fil de l’oeuvre.

L’étape suivante, qui retient l’oeil pendant de longues minutes, est un chef-d’oeuvre auquel les reproductions ne rendent pas hommage. Le Grand Sanglier noir esquissé en 1926 fascine, et pas seulement en raison de ses dimensions imposantes (195,5 cm × 140,5 cm). L’oeuvre figure une carcasse suspendue qui nécessite d’être fixée longtemps pour en percevoir les contours précis. Il y a de la plaie matérialisée, de la béance inouïe dans cette représentation sans complaisance. On voudrait la ranger sagement dans la tradition des natures mortes, celles de Chardin par exemple, mais on n’y arrive pas. En cause, quelque chose d’indomptable, une sauvagerie vibrante. Au contraire d’un Rembrandt qui, avec son Boeuf écorché (1655), peint une pièce de boucherie bien précise, Fautrier emmène l’animal mort du côté de tous les animaux morts. Peut-être même de la mort tout court. Isolée sur un fond sombre, la figure bouleverse. On pourrait tourner de l’oeil face à cette toile, tant elle communique une sensation physique d’inconfort. Que dire de cette matière picturale tuméfiée agglutinée à la lisière du squelette et de la fourrure ? Une telle image ne peut surgir que de l’imaginaire d’un artiste qui a côtoyé la débâcle de la Grande Guerre… Autour de ce tableau, d’autres animaux écorchés (moutons, poissons et lièvres) répètent ce malaise existentiel. Plus loin, même un bouquet de fleurs échoue à pointer le retour de la vie en perpétuant des tonalités sombres.

Jean Fautrier. Photographie d'André Ostier.
Jean Fautrier. Photographie d’André Ostier.© LES AYANTS DROIT D'ANDRÉ OSTIER /REPRODUCTION JULIEN VIDAL/MUSÉE D'ART MODERNE PARISIENNE DE PHOTOGRAPHIE

Triomphe de l’informe

Entre la période la plus figurative de Jean Fautrier et les oeuvres dites de  » figuration libérée « , le parcours de Matière et lumière marque un temps d’arrêt. Celui-ci est matérialisé par une pièce sombre où sont projetés deux portraits audiovisuels de l’intéressé. Ces archives éclairent sur la personnalité sans concession du peintre.  » La peinture doit se détruire pour se réinventer « , explique Fautrier de manière prémonitoire. Sans la moindre nostalgie sur ses travaux de jeunesse qu’il qualifie de  » peinturlure  » sans réel intérêt, le plasticien défend un  » art fait de l’essentiel « , obligé de défricher d’autres territoires esthétiques en raison de la concurrence avec la photographie. Ce coup de semonce marque sa décision de se tourner vers une sorte de stade antérieur de la forme, une nouvelle figuration dans laquelle le réel apparaît comme allusion. Dans le domaine littéraire, impossible de ne pas penser à l’opposition que Jean-Paul Sartre marquait entre Baudelaire et Rimbaud.  » Rimbaud ne passe pas son temps à prendre la nature en horreur, il la casse comme une tirelire, Baudelaire ne casse rien du tout, son travail de créateur est seulement de travestir et d’ordonner. Baudelaire est pur créateur de formes. Rimbaud crée forme et matière.  » Cette démarche rimbaldienne, libérée des conventions et des styles en cours, correspond en tous points à celle de Fautrier : il façonne forme et matière. Son long travail de recherche sur les textures est sa façon d’exprimer ce qu’il perçoit de la réalité. Cette avancée vers l’art informel, cet  » art autre  » dont il a fait le voeu, est alors marquée par l’utilisation d’une peinture à la colle qui panache agglomérats de pigments et encres transparentes ou opaques. De cette pâte expressive émergent de nouveaux  » idéogrammes  » – le mot est de Malraux, à la fois complexes et lumineux, comme autant d’effets stupéfiants qui harponnent le regardeur. C’est qu’il faut savoir pêcher pour naviguer en solitaire.

Matière et Lumière, Jean Fautrier : au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, à Paris, jusqu’au 20 mai prochain. www.mam-paris.fr

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