© photos : Ellen McDermott, New York City

Images de soie

A Paris, 200 black dolls, des poupées en tissu, disent la résilience des Africaines-Américaines. A pratique mineure, exposition majeure. Hélas, l’une des dernières de La Maison rouge.

Les images en noir et blanc défilent sagement sur l’écran. Elles ont beau ne pas contenir une once de violence physique, elles révulsent par la brutalité symbolique qui s’en échappe. La séquence donne à voir une expérience menée dans les années 1940 par le couple Kenneth et Mamie Clark, les deux premiers Américains d’origine africaine à obtenir un doctorat en psychologie de l’université de Columbia. Appelé, depuis le  » Doll Test « , ( » Test de la poupée « ), le protocole en question consiste à présenter, à des enfants afro-américains entre 5 et 7 ans, une poupée noire et une poupée blanche. Une série d’injonctions simples entourent la démarche :  » Montre-moi la poupée que tu préfères ou avec laquelle tu voudrais jouer  » ;  » Montre-moi la poupée qui est la plus « belle »  » ;  » montre-moi la poupée qui semble « mauvaise »  » ;  » donne-moi la poupée qui ressemble à un enfant blanc  » ;  » donne-moi la poupée qui ressemble à un enfant noir « ,  » donne-moi la poupée qui te ressemble « , etc.

Teinte  » néfaste  »

Dociles, gamines et gamins s’exécutent, le mot est à peine trop fort. Les résultats indiquent que les enfants préfèrent largement les poupées blanches à celles de couleur. Mais c’est probablement la réaction face à la dernière injonction qui s’avère la plus révélatrice : après avoir convenu que le bébé noir était le  » mauvais « , 44 % des sujets déclarent s’identifier à la poupée… blanche. Brutal, le déni se comprend à la lumière des prémisses qui posent le caractère néfaste associé à la teinte sombre. Pour les Clark, aucun doute : l’étude montre combien les petits d’homme ont intériorisé le préjugé raciste, fruit du discours social dominant dans l’Amérique des années 1940. Comment (re)construire une image de soi dans un tel contexte ? Ces recherches pionnières éclairantes connaîtront une fortune ultérieure, elles serviront d’argument contre la ségrégation scolaire, notamment en 1954 lors d’un arrêt historique de la Cour suprême déclarant inconstitutionnelle la séparation basée sur la couleur de peau dans les écoles publiques.

Poupée chaussette à la chemise rouge, Auteure inconnue, Etats-Unis, circa 1920-1930.
Poupée chaussette à la chemise rouge, Auteure inconnue, Etats-Unis, circa 1920-1930.

Se réapproprier son apparence

En guise de préliminaire à Black Dolls, exposition somptueusement scénographiée à La Maison rouge, Alice Walker, auteure du roman La Couleur pourpre, pose cette question cruciale :  » Comment la créativité de la femme noire a-t-elle pu rester vivante, année après année, siècle après siècle, alors que pendant la plus grande partie du temps que les Noirs ont passé en Amérique, il leur a été interdit de lire et d’écrire ? Et la liberté de peindre, de sculpter, de s’ouvrir l’esprit par l’action n’existait pas.  » Une des réponses à cette question se trouve dans la collection privée de Deborah Neff, qui est proposée pour la première fois sur le sol européen : 200 poupées noires fabriquées le plus souvent à partir de bouts de tissus, ainsi que 80 photographies d’époque qui contextualisent leur usage entre 1840 et 1940. On saisit l’ampleur de la résistance à l’oeuvre dans ces créations textiles dont l’enjeu est une reconnaissance identitaire dans un monde où règne la blancheur. Durant la centaine d’années que couvre l’accrochage, la société esclavagiste n’aura de cesse de broyer du noir. Comme l’écrit la commissaire d’exposition Nora Philippe,  » la blackness est réduite au bien meuble ou à la bestialité « . Face à une telle adversité, réaliser une poupée noire n’est pas une mince affaire, c’est tout à la fois s’opposer, se réapproprier son image, mais également enclencher une transmission familiale, inventer une continuité mémorielle et pallier une histoire lacunaire. Le tout à travers des poupées – objets  » passeurs de sommeil  » et matérialisation des  » attachements premiers « .

Mystérieuses figures

Exposées sous une faible lumière (certaines pièces sont aussi fragiles que des ailes de papillon), les poupées de Deborah Neff ne doivent pas se regarder uniquement à l’aune d’une situation sociopolitique. Soies unies, flanelles rassurantes, coton, tweeds de laine : on est touché par le génie de l’assemblage et la variété des factures et des matériaux utilisés. Face à ces expressions individuelles le plus souvent anonymes, une autre erreur consisterait à ne retenir, et ce même si elles existent, que leurs convergences avec l’art africain (les poupées ngwato d’Afrique australe, par exemple) ou celles avec la peinture moderne et expressionniste afro-américaine (le cubisme des visages d’un Romare Bearden, les couleurs d’Alma Woodsey Thomas ou les formes singulières d’un Jacob Lawrence). Le regardeur doit aussi compter avec une incertitude : quel message véhiculent les poupées ? Devant ces assemblages qui ont traversé le temps alors que rien ne les y préparait, la tâche du visiteur est la concentration. On attend de lui une attention aux détails. Il est question de mesurer l’ampleur de leur beauté saisissante. Telle partie usée de l’une de ces poupées noires témoigne d’un destin particulier, entre les caresses et les violences des jeux d’enfants… mais il est surtout salutaire de débusquer l’individualisation et le génie de l’expressivité qui caractérisent ces dolls. On pense en particulier à cette poupée de la fin du xixe siècle, à la tête de noix de coco et bras en cuir, qui provoque le sentiment d’être à son tour regardé. Cette aura de mystère s’exprime tout spécialement à travers les poupées dites  » topsy-turvies « , des créations réversibles avec une partie noire et une partie blanche qui, selon certains spécialistes, exprimeraient  » une longue histoire de viols et de métissages « . Là aussi, silence radio, les bouches cousues s’obstinent à taire leur secret.

Black Dolls, la collection de Deborah Neff : à La Maison rouge, à Paris, jusqu’au 20 mai prochain. www.lamaisonrouge.org

La Maison rouge, clap de fin

La puissance expressive des poupées noires de la collectionneuse Deborah Neff a tant impressionné Antoine de Galbert, le fondateur de La Maison rouge, qu’il a décidé de reporter la fermeture de son lieu d’exposition parisien de trois mois. C’est donc finalement le 30 octobre 2018 que les 1 300 m2 du boulevard de la Bastille, dont la vocation était  » de promouvoir les différentes formes de la création actuelle au travers de la présentation d’expositions temporaires  » seront définitivement clos. En cause, le nerf de la guerre, l’argent. Pour assurer l’avenir de cette adresse prisée au-delà de sa disparition, le collectionneur et héritier du groupe Carrefour avait besoin de 200 millions d’euros. Il n’a pas caché qu’il ne disposait pas de cette somme.  » L’absence de pérennité à long terme de La Maison rouge, la sensation que je ne pourrai pas faire mieux dans les années à venir, et le risque de m’installer, expliquent en grande partie ma décision « , a-t-il confié dans un communiqué. Pas de doute, c’est une mauvaise nouvelle pour les amateurs d’art. Il reste que, par le biais de sa fondation, de Galbert développera de nouvelles actions de mécénat à partir de 2019.

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