Sur un mur de persiennes, des captations, en direct et en très gros plans, des interprètes. © kurt van der elst/kvde.be

Huis clos dingo

Trois acteurs-chanteurs d’opéra jouent un étrange Menuet, au Théâtre national : tout en haine et fureur d’être si désespérément seuls, et frustrés.

Lui : chaque jour, il accomplit mécaniquement sa besogne, qui consiste à surveiller la température des frigos d’une usine. Puis, rentré à domicile, il classe des coupures de presse qui s’accumulent en piles pesantes sur son bureau, et ne concernent que des faits divers atroces. Il désire ardemment la petite bonne, surtout lorsqu’elle se met à quatre pattes pour ramasser des débris d’assiettes. Mais il n’ose pas le lui avouer.

La très jeune fille : après l’école, qui l’horripile, il lui reste à laver la vaisselle, et épousseter le salon de ces gens. Elle les trouve ennuyeux, et obscènes – surtout l’épouse, lorsqu’elle vomit. En fait, elle les déteste. Ce qu’elle voudrait vraiment ? Avoir ses règles et une poitrine. Et peut-être aussi le voir nu, lui. Elle a bien compris qu’il la désirait.

Elle : elle rumine sa colère, d’abord contre la servante, qui lui semble sans avenir, ensuite contre son mari, qui ne fiche rien de bon après le boulot. Elle pense qu’il faut toujours aller de l’avant. Aussi n’arrête-t-elle pas de turbiner, en empaquetant des bodys de bébé pour son beau-frère. Mais ce dernier l’a culbutée, un soir. Et la voilà sans doute enceinte.

Trip lyrique irréel

Menuet :  » danse traditionnelle de la musique baroque, en trois temps, noble et gracieuse « … Rien à voir, en somme, avec ce trip lyrique irréel, qui déroule en textes et en arias allemands (surtitrés), l’un après l’autre, les points de vue subjectifs de trois cohabitants (un homme, son épouse et leur employée de maison), tous malades de solitude et de désirs frustrés – et de la honte que suscitent aussi leurs très mauvaises pensées. Tiré du court roman éponyme de Louis-Paul Boon, un auteur flamand prolifique (il a produit, jusqu’à sa mort, en 1972, un flot continu d’articles, de poésies et de nouvelles – parfois pornographiques), ce Menuet, qu’exécutent à trois les formidables acteurs solistes Cécile Granger (soprano), Raimund Nolte (baryton) et Tineke Van Ingelgem (soprano), avec la participation d’Ekaterina Levental, s’appuie sur la musique contemporaine de Daan Janssens. Habitué à puiser dans l’univers littéraire (Pessoa, puis Maeterlinck, dont Les Aveugles lui inspirent un premier opéra, en 2012), le compositeur brugeois a choisi d’écrire ici préférentiellement pour des instruments graves (hautbois, trombone, contrebasse), qui offrent une sonorité sombre,  » enrichie par des accents électroniques subtiles, et par le bruit de l’eau qui gèle « .

Morose, oui, et même inquiétante, sa partition colle à la mise en scène imaginée ici par Fabrice Murgia, grand questionneur des aliénations individuelles. Sur la scène de son théâtre, le directeur du National a dressé un mur de persiennes, dont les vantaux révèlent, à l’arrière, le bel orchestre du Spectra Ensemble (sous la direction de Filip Rathé) ou accueillent, au-devant, des vidéos des interprètes, filmés en direct en très gros plans. Pris dans leurs banalités rassurantes, mais dévorés par la concupiscence, ces trois-là, qu’une distance intergalactique sépare, n’ont plus rien à se dire. Mais ce qui passe par leur tête, et que l’on entend dit ou chanté (ces envies de meurtre, ces pulsions sexuelles cadenassées), reste proprement sidérant. Peut-être parce que nous sommes tous, justement, capables d’échafauder de telles délicieuses monstruosités…

Menuet, au Théâtre national, en coprésentation avec La Monnaie, à Bruxelles. Les 14, 15 et 17 février. www.theatrenational.be

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