Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité. © xzarobas

Hot Geyser Club

Où il est question de jazz, d’un pianococktail, de Boris Vian jouant au Hot Club de Bruxelles, de Pierre Bellemare et d’une cireuse à pavés.

C’était l’heure bleue. Pierre B., 14 ans, s’installa solennellement au volant de la cireuse à pavés (1). Autour de sa machine, ça commençait à blinquer sévère : l’engin fonctionnait. Les gens seraient séduits. Achèteraient. Les biftons afflueraient (2). Le vent était bon et caressait les façades. Tout, vraiment tout, semblait disposé à autoriser le gai battement du coeur et des percussions. Pierre B. démarra l’engin dont il devait faire la promotion et mit cap sur le Geyser. En ce printemps de 1944, la ville était en fête. Pour le week-end. Partout, le jazz. En secret. Caché. La vie privée (d’étoiles) se déployait sous le pas des marcheurs écrasant capsules de bière et cornets de frites (3).

Face aux humeurs domestiquées, domptées, canalisées par l’envahisseur allemand, une fantastique enflure de notes sauvages prenait corps. Sans additifs, sans engrais, sans glyphosate et sans agents des forces de l’ordre (4). A l’entrée du Hot Geyser Club , des cocottes endimanchées aspergèrent l’ado de parfum au jasmin (5).

Une porte étroite s’ouvrit sur un escalier. La lumière tremblait doucement au plafond. L’air était chaud. Pulsatile, presque. Le café tremblait sur ses bases, comme si un poing formidable battait la mesure, pendant que – quelque part – un dieu fabuleux jouait de la trompette. Une serveuse mena Pierre B. au pianococktail et s’éloigna en flottant (6). Le gamin se mit à fredonner :  » un accordéon à mayonnaise, une veste en porcelaine, le lit qui est toujours fait…  » ; sous l’effet du jazz, ses idées bourgeonnaient et s’étalaient en folie sur tous les sous-verres en carton du café (7). Deux heures plus tard, peu avant que le trompettiste ne mît les voiles, l’oeil du musicien tomba sur l’invraisemblable collection gribouillée de sous-bocks de bière. Les lut. Soupira. Empocha quand même les notes : ça pouvait toujours servir.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film, qui va démarrer sur la Une, à 20h15.

(1) L’engin est en réalité un scanner qui passe actuellement au crible ce qu’il y a sous la Grand-Place de Bruxelles. C’est une première européenne.

(2) L’expert ès téléshopping, Pierre Bellemare, a sorti, peu avant son décès, Hugo et la petite histoire du jazz, un CD lu par lui-même et écrit par Arnaud Labastie.

(3) Les nazis avaient banni le jazz, ce qui n’a pas empêché le Hot Club de Belgique d’être

en service de 1939 jusqu’à 1961. Boris Vian y joua, avec l’Orchestre Abadie, lors du 1er tournoi amateur de 1944.

(4) Le Brussels Jazz Weekend a eu lieu du 25 au 27 mai dernier.

(5) L’origine du mot jazz est obscure. Si, en argot de la Nouvelle Orléans,  » to jazz  » renvoie, fin du xixe, à l’excitation érotique, le pianiste Garvin Bushell avance que jazz viendrait de jass, l’apocope de jasmin.

(6) Le pianocktail, imaginé par Vian dans L’Ecume des jours, produit des mélodies et des cocktails. A chaque note correspond un alcool. Cet instrument merveilleux a été réalisé par Benoît Poulain.

(7) La complainte du progrès est une chanson célèbre de Vian.

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