21 h, voyage de retour : car Marabastad-Waterval. Pour la plupart des passagers, le cycle recommencera demain entre 2 et 3 heures du matin, 1984. © David Goldblatt/Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town

Histoires de l’oeil

Depuis les années 1950, le photographe David Goldblatt dédie toutes ses images à l’Afrique du Sud. Une rétrospective au Centre Pompidou, à Paris, explore la complexité de son travail. Ni noir, ni blanc.

La biographie d’un artiste a toujours un impact sur sa production, qu’il le veuille ou non. Seule varie peut-être l’intensité avec laquelle la vie pèse sur l’oeuvre. Dans le cas de David Goldblatt (1), l’influence est déterminante. L’homme est né à Randfontein en 1930. Originaire de Lituanie, sa famille s’est réfugiée en Afrique du Sud dès 1893, pour fuir les pogroms. On l’oublie parfois mais pendant la Seconde Guerre mondiale, ce pays se range du côté des alliés, notamment pour combattre l’Allemagne et l’Italie en Afrique de l’Est. Cette position a d’ailleurs suscité tous les espoirs : au sortir de la guerre, une nation engagée contre le fascisme ne pouvait qu’ajuster sa politique inégalitaire. On le sait aujourd’hui : il n’en fut rien. Au contraire. Après le conflit qui a laissé une partie de la planète à feu et à sang, les lois racistes vont proliférer… et la résistance lentement s’organiser.  » On comprend l’ambiguïté d’une position où le judaïsme de David Goldblatt l’aurait désigné comme cible des régimes fascistes, alors que sa blancheur le fait appartenir à la catégorie dominante au sein de la nouvelle société sud-africaine « , écrit Baptiste Lignel dans l’ouvrage (2) qu’il a consacré en 2014 au photographe. Cet étrange chiasme identitaire constitue le socle du travail de l’intéressé, qui ne sera pas toujours reçu avec les égards qu’il mérite.

Passerelle enjambant la voie ferrée, Leeu Gamka, province du Cap-Est, 30 août 2016. Passerelle enjambant la voie ferrée Le Cap-Johannesburg, avec double escalier séparé pour
Passerelle enjambant la voie ferrée, Leeu Gamka, province du Cap-Est, 30 août 2016. Passerelle enjambant la voie ferrée Le Cap-Johannesburg, avec double escalier séparé pour  » blancs  » et  » non blancs « , conformément à la loi n° 49 sur les équipements publics séparés (Reservation of Separate Amenities Act) de 1953. Aujourd’hui, l’apartheid n’existe plus. Les panneaux indiquant les files séparées ont été retirés vers 1992, mais le pont demeure, au service d’une population d’environ 1 500 personnes.© photos : David Goldblatt/Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town

L’oeuvre en question débute dans les années 1950 alors qu’il a 20 ans. Goldblatt se met à tâter le terrain. Au moment charnière où les positions racistes de son pays s’intensifient, il va tenter de montrer comment la société civile, à travers des réunions et des manifestations, construit une opposition au régime en place. De son propre aveu, celui qui remportera le prix Henri Cartier-Bresson en 2009 considère qu’il s’agit d’un chemin qui ne mène nulle part, et dans lequel il se fourvoie :  » En tant que citoyen j’étais très intéressé par ces événements, mais pas en tant que photographe. Si je peux admirer la capacité de mes collègues, ainsi que leur courage, à « capturer » des événements sur la pellicule, ce n’est pas ce à quoi j’aspire.  » Ce constat sans appel va forger la signature Goldblatt, celle d’un photographe moins intéressé par les événements que par  » les situations et les valeurs qui conduisent aux événements « . Comme le résume très bien Baptiste Lignel, la caractéristique majeure du travail de Goldblatt est de  » prendre le temps d’évaluer et de traduire des situations complexes sans les simplifier dans l’acte photographique  » (3).

Une adolescente et sa mère chez elles, Boksburg, 1980.
Une adolescente et sa mère chez elles, Boksburg, 1980.© photos : David Goldblatt/Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town

David Goldblatt opte pour une approche conceptuelle, notamment en raison de son cadre géographique serré : l’Afrique du Sud et rien d’autre. Toutefois, il ne cèdera pas au caractère trop construit du  » protocole « , procédé réducteur à ses yeux. Cette position difficile et instable, à mille lieues de l’immédiateté, ne sera pas sans engendrer son lot de malentendus, ce qui fera dire au photographe :  » Je pense que j’ai été et que je suis peut-être encore critiqué pour ce qui peut ressembler à un manque d’engagement ou de clarté sur des sujets controversés. Ce qui est triste, mais si tel est le prix à payer pour tenter de saisir la complexité, alors qu’il en soit ainsi.  » (4).

Petit propriétaire avec sa femme  et leur fils aîné, à l'heure du déjeuner, Wheatlets, environs de Randfontein, Gauteng, septembre 1962.
Petit propriétaire avec sa femme et leur fils aîné, à l’heure du déjeuner, Wheatlets, environs de Randfontein, Gauteng, septembre 1962.© photos : David Goldblatt/Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town

Divergence des destins

La rétrospective majeure que lui consacre aujourd’hui le Centre Pompidou permet de prendre la mesure de cette production distanciée à travers sept sections et plus de deux cents photographies que contextualisent une centaine de documents inédits. Ce qui frappe de prime abord, c’est le goût du détail du photographe. Chaque image nécessite de la regarder avec attention afin de déceler les multiples couches d’éléments signifiants qui racontent les situations données à voir. C’est particulièrement vrai de l’une de ses séries les plus emblématiques : Structures, dont les images marquent la fin du parcours d’exposition. Entamé il y a presque quarante ans, ce travail aux contours  » structuralistes  » se focalise sur les bâtiments et les paysages sud-africains. En creux, ils suscitent une réflexion sur le rapport que  » les formes de ces environnements entretiennent avec les valeurs sociales et politiques des individus ou des groupes sociaux qui les construisent et les habitent « . Impossible de ne pas penser au travail d’un philosophe comme Michel Foucault, qui a pointé ce que, sous des dehors de neutralité, l’organisation spatiale pouvait receler d’idéologique.  » Nos infrastructures montrent de manière crue et éloquente le type de personnes qui les ont construites « , a écrit Goldblatt de manière très symptomatique au début des années 1980.

Très emblématique également est la série In Boksburg. Datant de 1982, elle est constituée d’images carrées noir et blanc. Celles-ci rendent compte de la vie quotidienne d’une bourgade rurale. A première vue, rien de spectaculaire – une marque de fabrique pour Goldblatt qui s’est fixé pour mission visuelle de  » donner une reconnaissance à ce qui est ignoré ou invisible « . Toute la subtilité consiste à évoquer la condition de la population noire par la bande, à travers  » ce qu’ils ne partagent pas avec les Blancs « .  » Les Noirs ne font pas partie de cette ville, explique Goldblatt. Ils la servent, commercent avec elle et en reçoivent l’aumône. Ils sont dominés, récompensés et punis par ses préceptes.  » L’exemple le plus frappant de cette divergence des destins est induit par une image en apparence anodine, Samedi après-midi à Sunward Park (Boksburg, avril 1979). On y voit un homme de dos, en maillot de bain, tondre sa pelouse avec application. Face à lui, l’immensité du paysage sud-africain. S’il le souhaite, ce jardinier du week-end pourrait poursuivre sa tonte à l’infini. Aucune rupture, barrière d’aucune sorte, ne viennent scinder l’horizon. Cette totale liberté spatiale dit mieux que n’importe quoi l’impunité dont jouit la population blanche au sein d’un territoire dont elle a fixé la carte et l’usage.

Jeune fille vêtue d'un tutu neuf sur  le stoep [terrasse], Boksburg, 1980.
Jeune fille vêtue d’un tutu neuf sur le stoep [terrasse], Boksburg, 1980.© photos : David Goldblatt/Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town

Ce corpus contraste et se comprend encore mieux si on le met en regard d’une autre série d’images absolument bouleversantes : The Transported of Kwandebele. A l’inverse des Blancs, les Sud-Africains de couleur expérimentent l’espace d’une façon harassante et douloureuse. Cet état de fait frappe l’oeil à travers un cliché comme Retour à la maison. Ligne Marabastad-Waterval : la plupart des passagers feront à nouveau le trajet le lendemain entre 2 et 3 heures du matin(1983). Très sombre, la prise de vue montre l’intérieur d’un bus dans lequel les voyageurs ressemblent à des morts-vivants. L’impression qui domine est celle de toucher du doigt la moiteur et la fatigue. Derrière cette image spectrale, une organisation sans faille aux conséquences déshumanisantes. En effet, pour éviter la cohabitation, la politique d’apartheid imposait aux Sud-Africains noirs d’habiter des bantoustans tribaux.  » Les  » émigrants  » vers les homelands furent installés dans des camps d’habitation divisés en lots familiaux trop petits pour être cultivés, mais chacun doté de latrines à fosse simple, précise Goldbaltt. Les possibilités d’emploi pour une population en augmentation étaient rares dans les bantoustans qui, de plus, étaient éloignés des centres économiques du pays. Les habitants du KwaNdebele faisaient la navette entre leur lieu de résidence et Pretoria grâce à un réseau fortement subventionné de cars. Certains avaient chaque jour jusqu’à huit heures de trajet, en partant à 2 h 45 du matin pour revenir à 22 heures.  » Le souvenir d’un passé aussi douloureux que lointain ? Pas vraiment. En 2012, soit vingt et un ans après l’abolition des dernières lois piliers de l’apartheid, David Goldblatt est retourné sur place. Les cars continuent de s’y succéder sans fin avant l’aube.  » L’apartheid n’est plus, mais sa demi-vie continue, souligne le photographe. On n’en connaît pas la fin.  »

Lawrence Matjee, 15 ans, après son agression et sa détention par la police de sécurité, Khotso House, rue  de Villiers, Johannesbourg, 1985.
Lawrence Matjee, 15 ans, après son agression et sa détention par la police de sécurité, Khotso House, rue de Villiers, Johannesbourg, 1985.© photos : David Goldblatt/Courtesy David Goldblatt et Goodman Gallery Johannesburg et Cape Town

Des mots sous les images

Outre sa rigueur et son caractère exhaustif, la rétrospective organisée par le Centre Pompidou vaut par son axe didactique fort. Chacune des sections est ponctuée par une vidéo dans laquelle Goldblatt revient longuement sur la genèse de ses images. Pas avare en anecdotes, l’homme livre ainsi les clés de ses prises de vue. On sait que cette préoccupation a toujours été sienne dans la mesure où son oeuvre est hautement chargée en références culturelles et politiques liées à son pays. Il considère comme faisant partie intégrante du travail photographique d’accompagner des images qui autrement  » seraient incompréhensibles… à part pour une génération de Sud-Africains vieillissants « . Le tout pour des commentaires qui convoquent un hors-champ indispensable ou s’attardent sur un détail permettant de saisir l’intention de l’auteur. A ce titre, il ne faut pas rater l’explication livrée par l’artiste à propos d’un étrange dispositif utilisé par les exploitants de mine pour recourir aux services d’un boy. L’agencement, à la fois sophistiqué et précaire, de câbles et de boutons synthétise à merveille des rapports humains qui ne tiennent plus qu’à un fil. Au bout du compte, on sort de l’exposition admiratif d’un talent dont l’oeuvre n’a cessé de se renouveler – la diversité est telle que l’accrochage donne l’impression d’être signé par plusieurs photographes. La question du traitement chromatique marque également de façon durable.  » Pendant les années d’apartheid, la couleur était trop douce pour exprimer la colère, le dégoût et la peur « , a un jour confié Goldblatt au professeur et écrivain Mark Haworth-Booth. On comprend à quel point l’adoption de la couleur, décidée à la fin des années 1990, résulte d’une capacité inouïe à forger un vocabulaire formel adapté à un réel mouvant. Assurément, la marque d’un grand.

(1) David Goldblatt, au Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 13 mai prochain. www.centrepompidou.fr

(2) et (3) David Goldblatt, par Baptiste Lignel, Photo Poche, Actes Sud, 2014.

(4) In Boksburg, The Gallery Press, 1982.

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