Hélène L'Heuillet. © RENAUD CALLEBAUT

Comment la haine nourrit le djihadisme et les populismes

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans Aux sources du terrorisme, en 2009, la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet explorait les origines psychologiques possibles de la volonté de terroriser. Avec son dernier livre Tu haïras ton prochain comme toi-même, elle explique comment l’absence de plus en plus fréquente du refoulement de la haine nourrit le djihadisme comme les populismes.

Pourquoi la haine est-elle le vecteur aussi bien du djihadisme que du populisme ?

Parce qu’elle est haine de soi et haine de l’autre, qui incitent au meurtre dans le djihadisme, et à l’éviction de l’autre dans le populisme. Le rapport à la haine rapproche le populisme et le djihadisme ; d’où une série de ressemblances malgré l’hétérogénéité des idéologies.

Vous observez la levée de plus en plus répandue du refoulement de la haine. S’agit-il d’un phénomène récent ?

La levée du refoulement de la haine existait auparavant. Il ne faut pas oublier que nous sortons d’un siècle de génocides. Mais depuis une vingtaine d’années, le changement de discours est manifeste. La haine est beaucoup plus assumée. Elle est acceptée presque trop facilement, même avec un certain cynisme. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on cherchait encore à la déguiser.

Comment expliquer cette libération de la haine ?

De manière générale, nous vivons dans des sociétés de transparence où la lucidité est une valeur consacrée. On veut faire la lumière ; on veut baisser les masques. Cette obsession conduit à occulter notre rapport au langage qui lui, au contraire, est fait de semblants, d’évitements, de contournements, de malentendus… On ne peut jamais tout dire par le langage. La prééminence du visuel semble nous libérer de tout cela mais, dans le même temps, nous perdons la capacité du langage à faire lien. La levée du refoulement de la haine s’accompagne d’un désaveu du langage. Le langage conduit à idéaliser. La haine est désidéalisante.

Peut-être avons-nous manqué à notre devoir de transmettre la valeur de la vie aux jeunes »

En quoi le langage est-il le meilleur moyen d’assécher la haine et donc le terrorisme ?

Opposer l’amour à la haine, c’est très bien. Mais cela me laisse toujours un peu insatisfaite. Et c’est un peu inopérant. Car on sait bien que les bonnes intentions d’amour sont parfois lourdes de haine. Il faut autre chose. Les ressources du langage et de la culture permettent de tisser la haine avec des forces de vie. Eradiquer la haine est illusoire. Mais on peut l’inscrire dans un ensemble où elle peut s’avérer utile.

Comment engager le dialogue avec des djihadistes qui n’acceptent pas la contradiction ?

Les expériences de déradicalisation n’offrent pas encore un recul suffisant pour savoir ce qu’il est possible de faire. A ce stade, on peut dire que pour réaffirmer le droit du langage chez le djihadiste, il faut que la bascule dans le passage à l’acte de tuer n’ait pas eu lieu. Pour les autres, un  » détricotage  » est possible. Il fait savoir que la haine est généralisante et conduit à renoncer à sa subjectivité. En revanche, le désir est singularisant. Comment le faire renaître chez un sujet ? C’est possible. Malheureusement, en France en tout cas, on a beaucoup trop tendance à insister sur l’idéologie, notamment dans le travail de déradicalisation. C’est inopérant parce que l’on ne prend pas en considération l’aspect pulsionnel, c’est-à-dire ce qui fait agir et mobilise…. Si on veut qu’un sujet renonce à un engagement, une compensation pulsionnelle est indispensable. Avec les radicalisés, il faut agir comme avec tout autre patient et accepter qu’il parle de tout et de n’importe quoi. Car si on le branche sur l’idéologie djihadiste, le disque est prêt. En revanche, s’il arrive à parler de son histoire personnelle, de ses goûts musicaux ou de ses aventures amoureuses, un chemin peut éventuellement s’ouvrir pour qu’un désir subjectif réémerge. L’espoir est là. Ensuite, la société devra aussi accepter que ces personnes reviennent en son sein, ce qui n’est pas forcément gagné.

Quelle est l’importance du phénomène de l’ennui, qui gagne nos démocraties, dans l’attirance des jeunes pour le djihadisme et le populisme ?

A l’échelle de notre société, domine un discours un peu clos dans lequel la jeunesse peut ne pas se retrouver. Elle l’exprime alors sous forme d’ennui ; tous les jeunes le mettent en avant. Il s’agit d’un pressentiment de la mort. L’ennui, c’est de la haine, haine de soi et de l’autre. D’ailleurs, l’étymologie est la même. Ennui vient du latin inodiare, issu de l’expression  » être un objet de haine « . Quand on s’aime soi-même, il y a peu d’ennui. Ce qui est est considéré comme fondamentalement ennuyeux, c’est le langage. Les hommes politiques sont presque toujours accusés de l’être parce que leur langage, le  » bla-bla démocratique « , n’est plus en prise avec le réel et ne permet pas de s’inscrire dans un dialogue où l’on a sa place. Il est de notre responsabilité de faire en sorte que le langage soit assez ouvert et que, par exemple, les jeunes puissent poser ces questions, comme celle de la mort, pour qu’au bout du compte, ils prennent un autre chemin que celui du suicide. En France, le suicide est la deuxième cause de mortalité pour la jeunesse avant les accidents de la route. Pourquoi une partie de la jeunesse se précipite-t-elle ainsi dans la mort ? Les jeunes sont poussés à savoir très vite qui ils sont, à définir leur identité, à être performants… : cette pression est profondément mortifère.

Le populisme de gauche, à la Mélenchon, n'est pas un vrai populisme parce qu'il n'endosse pas la dimension nationaliste du peuple, selon Hélène L'Heuillet.
Le populisme de gauche, à la Mélenchon, n’est pas un vrai populisme parce qu’il n’endosse pas la dimension nationaliste du peuple, selon Hélène L’Heuillet.© Frédéric SPEICH/belgaimage

Vous laissez néanmoins transparaître une note d’espoir en évoquant la  » nouvelle éthique  » dans l’usage que la jeunesse fait des réseaux sociaux…

Un phénomène de civilisation est toujours à double versant. Cohabitent le meilleur et le pire. D’un côté, certains sombrent dans la radicalité ; de l’autre, une partie de la jeunesse invente de nouvelles valeurs, de nouvelles formes de solidarité et de démocratie. Cette humanisation passe par le langage, par l’acceptation des failles internes à l’humain et aux sociétés ; ce que les djihadistes comme les populistes refusent. L’acceptation de la faille est nécessaire au désir. Une partie de la jeunesse nous porte à espérer. Un exemple. Je suis frappée que les jeunes ne vivent pas sans musique. Evidemment, on peut s’inquiéter qu’ils se baladent toujours avec des écouteurs dans les oreilles, ce qui n’est pas génial. Mais on peut se réjouir qu’ils aient ce besoin d’être portés par des paroles. C’est ça, la culture : avoir à sa disposition quelques mots, lus dans un livre, prononcés par un parent ou un grand-parent… qui nous aident à vivre. Ces paroles manquent à d’autres. Leur réapprendre l’importance du langage est une des solutions pour contrer la haine.

Autre point commun entre djihadisme et populisme : la réponse à un appel. Comment cela se traduit-il ?

La réponse à un appel fait en quelque sorte partie de la sortie de l’ennui. La liberté n’est pas aimée de manière évidente. Beaucoup aspirent à être guidés :  » Je souhaiterais que l’on puisse me dire comment je dois vivre, ce que je dois faire, comment je vais être heureux.  » Dans le djihadisme comme dans le populisme, le sujet affirme que son engagement a répondu à une aspiration présente depuis longtemps. Une forme de voix a été entendue. Dans le djihadisme, elle conduit à obéir à un commandement qui est toujours restitué au moment de l’acte sous la formule de l’exhortation  » Allahu Akbar « . Dans le populisme, elle pousse à se ranger derrière un leader qui  » dit enfin ce que les autres n’ont pas osé dire auparavant « . Une forme de commandement aussi puisque le leader peut amener la foule là où il veut. Une fois perçu cet appel, le sujet se dit apaisé. Il a aboli tous les tourments qui l’agitaient.

Vous ne croyez pas au populisme de gauche, affirmant que ce n’est pas un vrai populisme. Mais que pensez d’un Jean-Luc Mélenchon qui en appelle à la rue face au  » coup d’Etat social  » du gouvernement démocratiquement élu ?

A mon sens, pour qu’il y ait populisme, il faut réunir les trois sens du mot  » peuple  » : le peuple au sens social, juridico- politique (la citoyenneté) et national-ethnique. Or, dans le populisme de gauche, il manque tout de même la dimension nationaliste. En principe, les populistes de gauche nourrissent un certain humanisme. En principe, parce qu’en France, on voit bien qu’ils surfent sur le souverainisme d’une manière plus ou moins démagogique. La parole des leaders et des théoriciens n’est en tout cas pas raciste ou xénophobe. Mais ce que certains d’entre eux disent peut s’avérer dangereux en attirant à eux de vrais populistes.

L’ennui, c’est un pressentiment de la mort

Pourquoi la mise en question de la valeur de la vie est-elle un préalable indispensable au passage à l’acte des djihadistes ?

Il n’y a pas de doute, pour arriver à tuer, il faut nourrir la haine de soi. Les attentats-suicides que nous avons connus en témoignent : le rempart qu’est l’amour de la vie a cédé. Celui qui n’est plus embarrassé par l’amour de la vie devient extrêmement redoutable parce que tant qu’il n’est pas passé à l’acte, il demeure un mécréant potentiel :  » Il n’a pas fait ses preuves.  » Donc, il faut chasser le mécréant en soi en se tuant. Dès que le sujet se reconnaît dans cet appel, il est en quelque sorte débarrassé de lui-même. Cela renvoie à la question de la dénonciation de l’idolâtrie, qui est l’amour des objets mais aussi l’amour de la vie. Peut-être avons-nous manqué à notre devoir de transmettre à la nouvelle génération la valeur de la vie, à savoir accorder tout son prix à une existence humaine qui certes n’est pas forcément facile, mais qui est aussi le seul cadeau qui nous a été fait. Cela, ce n’est pas si facile à transmettre.

Tu haïras ton prochain comme toi-même, par Hélène L’Heuillet, Albin Michel, 144 p.

Bio Express

2001 : Lauréate du prix Gabriel Tarde de l’Association française de criminologie pour Basse politique, haute police. Une approche philosophique la police(Fayard).

2002 : Maître de conférence à l’université Paris-Sorbonne.

2006 : Publie La Psychanalyse est un humanisme (Grasset).

2009 : Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides (Fayard).

2016 : Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine (Albin Michel).

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