L'humour plutôt que le drame dans un huis clos examinant la fragmentation de la société. © DANNY WILLEMS

Esprit d’escalier

Auteur d’essais comme Les Nouveaux Penseurs de l’islam et Le Coran expliqué aux jeunes, Rachid Benzine confirme son inscription dans le théâtre avec Pour en finir avec la question musulmane, créé à Mons avant de s’installer à Liège. Les névroses de nos sociétés condensées dans une cage d’escalier, à voir en famille.

En 2013, l’écrivain français Jean-Claude Grumberg publiait sa pièce Pour en finir avec la question juive, montée à Bruxelles en 2016 au théâtre Le Public. Soit les dialogues entre deux voisins du même immeuble, l’un étant juif et l’autre pas, suscités par cette question :  » Vous êtes juif ? J’aimerais savoir ce que c’est.  » En 2018, comme un écho venant d’une autre communauté, l’islamologue Rachid Benzine crée Pour en finir avec la question musulmane. De Grumberg, l’intellectuel franco-marocain reprend non seulement le titre, mais aussi le contexte des dialogues – un huis clos dans la cage d’escalier d’un immeuble – et le ton, à la comédie.

La démocratie suppose l’idée de la pluralité, une éthique de la discussion

Alors que l’on rencontre Rachid Benzine à Mons, dans la salle de la Maison Folie où il est en pleine répétition avec ses sept acteurs, la vague soulevée par les mots de Bart De Wever dans le journal De Zondag publiés quelques jours auparavant n’est pas encore retombée. Le bourgmestre N-VA d’Anvers y déclarait :  » Les juifs orthodoxes évitent les conflits, c’est la différence. Les musulmans revendiquent une place dans l’espace public, dans l’enseignement, avec leurs signes de croyance extérieurs, c’est ce qui crée des tensions.  »  » Cela montre bien comment les politiques exacerbent les débats, réagit Rachid Benzine. C’est tout à fait normal qu’il y ait des conflits dans les sociétés, aucune ne vit sans conflit. La question est de savoir comment on honore ce conflit. Cette manière de généraliser, « les juifs orthodoxes », « les musulmans » , comme si les musulmans étaient un bloc monolithique, cette essentialisation participent à l’hystérisation du débat. Parce qu’il n’y a plus de nuances. Je suis plutôt pour un éloge de la complexité. Ce type de discours crée des frontières entre les Belges. En disant cela, Bart De Wever fait le jeu des fondamentalistes qui, eux aussi, sont dans la séparation, dans la globalisation. Pour moi, les populistes et les fondamentalistes sont les deux faces de la même pièce.  »

C’est justement pour apporter de la nuance, pour interroger la visibilité de l’islam dans notre société que Rachid Benzine a écrit et mis en scène Pour en finir avec la question musulmane. Il s’agit déjà de sa troisième pièce, après Dans les yeux du ciel, monté au Kaaitheater à Bruxelles par Ruud Gielens, en 2016, avec Hiam Abbass seule sur scène pour évoquer les espoirs et les désillusions du Printemps arabe, et Lettres à Nour, l’année dernière, soit l’adaptation théâtrale du récit épistolaire Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? entre un père et sa fille partie en Irak pour rejoindre son mari, lieutenant dans l’armée de Daech.  » Je voyais bien que le discours scientifique, universitaire, que je peux tenir dans les essais devenait de plus en plus abstrait, explique Rachid Benzine à propos de son virage vers le théâtre. Après ce qui s’est passé au Bataclan, il m’a semblé qu’il fallait trouver une autre forme pour parler aux gens. Ce qui m’intéresse dans le théâtre, c’est la façon dont il peut donner à penser et bouleverser les imaginaires. La fiction, en parlant à notre imagination, permet de voir et de comprendre le monde autrement.  »

Déjà une troisième pièce pour l'islamologue Rachid Benzine.
Déjà une troisième pièce pour l’islamologue Rachid Benzine.© OLIVIER DONNET

L’un contre l’autre

Pour en finir avec la question musulmane commence par la discussion entre le concierge juif, Graniszenski (Jean-Luc Piraux), et Pharisien, grande gueule aux allures de fan de Johnny, séduit par l’extrême droite (Jean-Claude Derudder) : l’un apprend à l’autre que le nouveau locataire du cinquième étage, le jeune Farid, a été placé en résidence surveillée.  » Le point de départ de la pièce, c’est la peur, précise l’auteur. Que nous pousse à faire la peur, en termes de déshumanisation de l’autre ? Quel avenir pour nos sociétés si la peur se saisit des groupes ? Elle pose la question de l’altérité, de la façon dont on se définit contre l’autre. On entend de plus en plus les gens s’exprimer en utilisant la première personne du pluriel, « nous » contre « eux ». Il n’y a plus de luttes transversales, chacun est en train de s’enfermer dans son propre groupe de protection. Lorsqu’on voit une telle fragmentation de la société, on se demande quel récit commun est encore possible. Pour moi, ce qui se passe dans cet immeuble, c’est ce qui se passe dans notre société, à l’ère des réseaux sociaux, où les gens finissent par ne lire que ceux qui sont d’accord avec eux. Ce qui est un drame pour nos démocraties, parce que la démocratie suppose l’idée de la pluralité, une éthique de la discussion.  »

Sortir du tragique

Et des discussions il y en a dans cet immeuble, entre juif, nationaliste, mais aussi communiste, sociologue lesbienne ou encore une major de Polytechnique convertie à l’islam et à la limite de la nymphomanie. Au milieu de tout cela ? L’islamologue Rachid Benazouz (Fabien Magry), double à peine voilé de Rachid Benzine.  » Rachid, c’est un peu moi, reconnaît-il, par rapport à son sens de l’écoute. Je prends en pleine face les peurs des uns et des autres. Et je m’interroge beaucoup, j’ai beaucoup de questionnements et j’ai souvent face à moi des gens très convaincus, qui sont dans des certitudes. Dans Lettres à Nour, le père dit que le contraire de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais les certitudes. Benazouz essaie que le tissu social ne se déchire pas. Il comprend les peurs des uns et des autres et se tient sur un chemin de crête, dans un contexte de polarisation de la société. Il est tiraillé, trop musulman pour les uns, pas assez pour les autres.  » Ce que, justement, certains reprochent à Rachid Benzine.  » C’est le prix à payer pour être dans cette tension créatrice. Ce n’est pas une place de tout repos, mais je ne me vois pas en tenir une autre.  »

Cette place, il la défend aujourd’hui par l’humour, Pour en finir avec la question musulmane se rangeant volontairement plutôt du côté de l’humour que du drame.  » Avec cette pièce, je veux sortir du tragique par le comique, conclut Rachid Benzine, et permettre que l’on rie ensemble d’un certain nombre de nos peurs. Je l’écrivais déjà dans Lettres à Nour, le rire est la plus belle des subversions.  »

Pour en finir avec la question musulmane : jusqu’au 31 mars à la Maison Folie à Mons, www.surmars.be, du 17 au 21 avril au théâtre de Liège, www.theatredeliege.be

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