Neuf dessins grandeur nature où le trivial et le sublime cheminent main dans la main. © DR

Entre soufre et encens

Familière des collections particulières, l’oeuvre de Pierre Klossowski s’offre rarement au public. Pour la première fois en Belgique, la Gladstone Gallery, à Bruxelles, expose neuf dessins érotiques et diaphanes de l’écrivain essayiste et artiste peintre français.

Cet homme semble venir de très loin « , disait de lui l’écrivain Georges Perros. Sans doute cet effet de perspective est-il accentué par le fait que Pierre Klossowski n’a eu de cesse de s’entourer d’un halo de mystère.  » Toute son oeuvre tend vers un but unique : assurer la perte de l’identité personnelle, dissoudre le moi « , notait par ailleurs le philosophe Gilles Deleuze dans Logique du sens. S’effaçant dans la fiction, l’existence du frère aîné du peintre Balthasar Klossowski (alias Balthus) se laisse à peine appréhender par les bribes biographiques dont on dispose. Né en 1905 à Paris, Pierre Klossowski hérite de la fascination pour l’image de son père, Erich, un historien de l’art d’origine polonaise qui imagine des décors pour le théâtre. Sa mère, Elisabeth Dorothea Spiro, que l’histoire retiendra sous le nom de Baladine Klossowska, est, quant à elle, l’élève de Pierre Bonnard et l’amie d’André Derain. Une fois séparée de son mari, la jeune femme deviendra la muse du poète Rilke. On le voit, les ascendances de l’intéressé sont placées sous le signe des mots et des couleurs.

Un mélange d’austérité érotique et de débauche théologique

Lors de la Première Guerre mondiale, le jeune Pierre est envoyé à Genève avec son frère. C’est dans la grande ville suisse qu’il prendra le goût du spectacle vivant, une obsession chez lui, à la faveur du théâtre qui le bouleverse par le biais des pièces de la famille Pitoëff. Mais malgré son penchant pour la mise en scène, c’est d’abord vers l’écrit que se tourne Klossowski. Son érudition est impressionnante, d’autant qu’il varie ses horizons, maîtrisant parfaitement le français, l’allemand et le latin. Sa vocation sera encouragée par une série de rencontres décisives qu’il fait à 20 ans : André Gide, qui sera son mentor au lycée Janson-de-Sailly, à Paris, mais également Roger Vailland, René Daumal ou encore Georges Bataille.

En 1928, il s’attaque, en compagnie de Pierre Jean Jouve, à la traduction des Poèmes de la folie de Friedrich Hölderlin. Egalement à cette époque, il lit Sade et Nietzsche, dont les textes vont le marquer durablement. C’est tout particulièrement vrai du  » divin marquis « , auquel il consacre sa première publication officielle dans la revue de la Société psychanalytique de Paris (1935) ainsi que son premier essai ( Sade mon prochain, en 1947). Le fait importe : pour bien comprendre son oeuvre graphique, il faut avoir en tête que c’est sous l’égide de l’auteur de Justine ou les malheurs de la vertu que Klossowski fait son entrée officielle dans la vie culturelle française. Au début des années 1940, le besoin de spiritualité le pousse à rejoindre un couvent bénédictin. L’expérience est un échec, mais elle ne tiédit pas pour autant ses aspirations mystiques. Après avoir obtenu ses grades en théologie, il approche pères franciscains et protestants… avant de faire marche arrière et de renoncer à la voie religieuse.

La guerre achevée, Pierre Klossowski se consacre à l’écriture – il signe plusieurs ouvrages, dont la célèbre trilogie Les Lois de l’hospitalité qui comprend La Révocation de l’Edit de Nantes (1959), Roberte, ce soir (1953) et Le Souffleur (1960). Progressivement, le dessin va remplacer la plume, ce qui n’est pas une surprise pour un auteur qui déclarait  » avoir toujours écrit sous la dictée de l’image « . Il travaille d’abord à la mine de plomb, avant d’avoir la révélation des crayons de couleur. Dès 1972, il se voue corps et âme à cette pratique qu’il n’abandonnera que lorsque sa vue devenue déficiente avec l’âge l’y contraindra (il meurt à 96 ans, en 2001).

Théâtre sacré

Les neuf dessins grandeur nature présentés dans la Gladstone Gallery coupent le souffle du regardeur tout autant qu’ils le désarçonnent. Voilà bien une oeuvre difficile à classer, dont les allers et retours entre profane et sacré, soufre et encens, fouettent l’oeil. Répartis sur deux niveaux de l’imposante maison de maître, les  » peintures  » – tel est le nom que leur donnait l’artiste – s’affichent en des dimensions conséquentes : 202 cm × 126 cm, 220 cm × 132 cm, 150 cm × 143 cm… Cette contemplation de plain-pied engendre son lot de considérations. Pour l’avoir lu sous la plume de Catherine Millet, on a en tête que les crayonnés de Klossowski ont suscité l’adhésion de collectionneurs passionnés d’art conceptuel. En cause, un même souci de l’inscription du corps dans l’espace. C’est vrai qu’il y a quelque chose de systématique, voire de protocolaire, dans sa démarche, visant à  » traduire des visions « .

Parti du mot (en un sens, ses compositions illustrent la matière romanesque de ses ouvrages) et passé par des cérémoniaux bien réels (son épouse Denise incarnera l’héroïne Roberte sous l’objectif du réalisateur Pierre Zucca, ce dont témoigne l’ouvrage La Monnaie vivante dans sa version illustrée), Klossowski achève sa quête fantasmatique au crayon. Hildegarde de Bingen et Pierre Klossowski, même combat ? L’analogie avec la religieuse femme de lettres et compositrice du Moyen Age n’est pas interdite, à ceci près que l’auteur de La Vocation suspendue croise les registres. Chez lui, le trivial et le sublime cheminent main dans la main. Il y a bien chez lui  » ce mélange d’austérité érotique et de débauche théologique  » dont parle Maurice Blanchot dans Le Rire des Dieux. Mais que voit-on ? Entre autres, Roberte attachée par les poignets à des barres parallèles (c’est d’ailleurs le nom de la série). Son amant lui a ôté ses gants noirs avant de lui lécher la paume de la main d’une langue serpentine. A ses pieds, un autre homme lui noue la cheville.

Sur les neuf dessins présentés, la sensuelle mascarade déploie quatre variations de ce type. A chaque fois, la  » bourgeoise à la psyché perturbée « , corsetée comme il se doit, oppose une résistance résignée. La tension, évoquée plus haut entre sacré et profane, traverse tout le corpus. Le visage hiératique de Roberte pourrait être celui d’une madone, alors que la pièce dans laquelle elle joue évoque une bande dessinée pornographique (on pense à Les Nuits blanches de Stella). Le dessin lui-même témoigne d’un hiatus entre une technique impeccable (on songe à un nu d’Ingres) et des détails anatomiques boiteux. Un pied trop petit, un buste trop présent…

Pierre Klossowski semble ne pas avoir voulu laisser sa connaissance du corps humain empiéter sur ce qu’il voyait. Le tout est imprégné de couleurs presque passées – gris bleuté, ocre, violet usé, grenat -, conférant un aspect suranné à l’ensemble. Comme si ces images diaphanes, peut-être mythologiques ou psychanalytiques, nous arrivaient des limbes de l’histoire moderne, à la manière des  » portraits du Fayoum « .

Pierre Klossowski, à la Gladstone Gallery, à Bruxelles. Jusqu’au 10 mars prochain. www.gladstonegallery.com

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