Noir #7, Mouna Karray, 2013. © MOUNA KARRAY

Des images pour le monde arabe

Percutant condensé de la récente Biennale des photographes du monde arabe contemporain à Paris, Instantanés d’Orient, à la Fondation Boghossian de Bruxelles, chamboule le regard porté sur cette partie du monde.

On l’oublie souvent, mais sous l’appellation  » monde arabe  » se cache une géographie officielle, soit une entité liée à la Ligue arabe comprenant 22 pays. Fondée en 1945, cette  » Ligue des Etats arabes  » est une organisation régionale qui possède le statut d’observateur auprès de l’ONU. Loin de cette construction diplomatique aux contours officiels, la réalité de terrain ressemble à une mosaïque. Cet horizon difficile à cerner, articulé autour de la Méditerranée, n’est en rien un monolithe, il comporte des pôles : les pays du Maghreb, le Moyen-Orient et les Emirats du Golfe. Et au sein de ces pôles, les particularismes ne se comptent plus, qui se traduisent en aspirations différentes.

Vue de l’Occident, cette réalité complexifiée par de multiples tensions géopolitiques est difficile à appréhender. La tâche est d’autant plus ardue que les représentations idéologiques pullulent, entretenues de part – l’autoritarisme de certaines régions concernées – et d’autre – les intérêts et les peurs de l’Occident. Pire : comme l’affirme Gabriel Bauret, curateur spécialiste de la question,  » la presse et les festivals de photographie n’en finissent pas de mettre uniquement en avant les problématiques liées à la religion qui, du coup, devient aux yeux du reste du monde la nature profonde de l’identité arabe.  » Conséquence directe :  » L’image du monde arabe se perd « , comme l’écrit Olfa Feki, architecte tunisienne et commissaire indépendante. Dans les pays évoqués où la représentation entretient une liaison particulière avec le pouvoir qui la tient régulièrement à l’écart de l’espace public, la perpétuation de cette dépossession ne pouvait durer.

Heureusement, sous l’influence des Printemps arabes, cette interdiction de s’autoreprésenter recule désormais. Un point de vue que nous confirme Jack Lang, actuel directeur de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris.  » Les choses ont beaucoup changé. Le dernier tabou qui subsiste est lié à la représentation physique du Prophète, c’est le seul frein. Il existe dans d’autres religions. A côté de cela, le champ d’expression est immense… et les photographes ne se privent pas de l’exploiter.  » L’ancien ministre de la Culture français sait de quoi il parle, lui à qui on doit la Biennale des photographes du monde arabe contemporain dont la deuxième édition s’est achevée, en novembre dernier, dans la Ville Lumière. Présenté dans huit lieux parisiens – dont l’IMA et la Maison de la photographie -, cet événement d’ampleur – un événement à la source duquel la Fondation Boghossian puise aujourd’hui pour décliner un  » volet belge  » – a enfin permis de  » mettre d’autres images sur cette partie du globe « .

Pour le concepteur de ce projet salutaire ayant réuni une cinquantaine d’artistes, il est urgent de montrer au grand public  » un éventail d’artistes qui frappent par leur lucidité, leur ouverture d’esprit, leur désir de comprendre… mais également par la pluralité des expressions photographiques qui vont d’une approche documentaire classique à des investigations formelles pointues menées, entre autres, avec des smartphones. La photographie est un incomparable révélateur du bouleversement qui pétrit les nations arabes. La situation dans certains pays est certes difficile mais les traumatismes politiques donnent naissance à des visions poétiques remarquables. Il s’agit d’une aspiration à la vie.  » Le tout mû par  » une énorme liberté témoignant d’une santé éclatante et d’images brillantes.  » On le voit, Jack Lang ne tarit pas d’éloges sur cette scène créative dont il faut d’autant plus louer l’inventivité qu’elle  » ne dispose pas de gros moyens financiers « . Ni d’une notoriété suffisante pour affoler les appétits des collectionneurs internationaux.

Samira à 16 ans, camp de réfugiés de Bourj El Barajneh, Beyrouth, Liban, Rania Matar, 2016.
Samira à 16 ans, camp de réfugiés de Bourj El Barajneh, Beyrouth, Liban, Rania Matar, 2016.© RANIA MATAR

Casser les clichés

 » C’est par la beauté que l’on arrive à la liberté « , écrivait le poète allemand Schiller. On n’a aucune peine à le croire lorsqu’on découvre les photographies exposées à la Fondation Boghossian de Bru- xelles. Certes, le propos est réduit : une grosse vingtaine d’oeuvres sélectionnées parmi la petite centaine présentée initialement à l’IMA. Reste que les choix opérés font mouche. Six talents ont été retenus : Jaber Al Azmeh, Moath Alofi, Mouna Karray, Rania Matar, Douraïd Souissi et Stephan Zaubitzer. Deux axes forts s’y dessinent : le portrait et le paysage. On apprécie le fait que la parole ait été donnée à des pays moins réputés pour leur scène artistique. Ainsi de la Tunisie, qui est un  » réel vivier « , selon Jack Lang, mais dont la scène artistique vit toujours un peu à l’ombre du Maroc.

Pour Aurélie Clémente-Ruiz, directrice des expositions à l’IMA, la force des travaux actuellement repris à la Villa Empain réside également dans  » la polysémie, la capacité à susciter de nombreuses lectures « . En la matière, on ne peut ignorer le véritable uppercut visuel que constituent les grands formats de la Tunisienne Mouna Karray. Elle signe des autoportraits troublants dans lesquels elle apparaît emballée de blanc. Le visiteur, dont les yeux se trouvent à la place de l’objectif photographique qui a enregistré le cliché, ne perçoit que la main de ce corps enfermé. On pense bien sûr à un travail engagé qui s’érige contre le sort réservé à la féminité mais pas seulement… Il pourrait aussi être question de l’objectivation de tout regard porté sur une réalité, tout comme la main pressant une poire pour déclencher la prise de vue aura vite fait de susciter d’explosifs amalgames…

Il y a aussi le Saoudien Moath Alofi, qui livre des architectures éphémères de mosquées très loin de l’imagerie conquérante que les médias se plaisent à dérouler. L’ensemble témoigne d’un superbe travail sur la lumière auquel des boîtes lumineuses jurent fidélité. Mention également pour le Syrien exilé à Doha Jaber Al Azmeh, dont les photographies sont habitées par la notion de frontière. L’intéressé matérialise cette meurtrière réalité à la faveur d’accumulations – des fauteuils, des bus alignés… – qu’il met en scène dans des zones désertiques. Enfin, de manière très emblématique, on retiendra Douraïd Souissi, lui aussi Tunisien, dont les portraits précieux, qui laissent apparaître une peau fragile à la surface du tirage, rendent grâce à l’homme de la rue. Celui dont on n’entend pas assez la voix, ici ou ailleurs.

Instantanés d’Orient, à la Fondation Boghossian, à Ixelles (Bruxelles), jusqu’au 11 février 2018. www.fondationboghossian.be

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