© Pierre-Emmanuel RASTOIN

Depeche Mode ou la revanche des geeks

David Abiker

C’est un secret que je veux confier depuis longtemps à mes lecteurs. De même que j’ai une adresse mail en Wanadoo, à 13 ans, j’ai été molesté dans la cour de mon école pour avoir porté un tee-shirt Depeche Mode. Pas assez rock, je fus donc la victime d’un pogo qui me laissa sur le carreau du terrain de basket, un jour maudit de 1982. Avant de vous confesser le fantasme revanchard qui m’obsède depuis trente-cinq ans, je dois vous raconter ce que fut l’enfer d’un fan de musique électronique au tournant des années 1980.

A l’époque, il fallait aimer The Clash, AC/DC ou Téléphone. Depeche Mode, c’était pour les filles et les garçons pas très sûrs de leur orientation sexuelle. La vraie musique, c’était le rock ou le punk. Ça devait sentir le cambouis, le cuir et la bière. On portait des Perfecto, des santiags, des sacs US. Un groupe devait faire rugir des guitares électriques, faire chauffer les amplis Marshall et surtout pas chanter sur des synthétiseurs ou composer avec des ordinateurs. L’opprobre qui s’abattait sur un adorateur de Depeche Mode touchait également ceux qui aimaient Orchestral Manoeuvres in the Dark, New Order ou encore Ultravox. Pour les merdeux qui m’entouraient à l’époque, le synthé en musique, c’était comme les hormones dans le poulet, une compromission, un truc de dégénéré. Pourtant, seul dans ma chambre entre 1982 et 1987, année où j’obtins mon diplôme, ce sont bien les mélodies tendres, nostalgiques et industrielles de Depeche Mode qui mirent en ordre mes peines adolescentes et ambiancèrent mon impossibilité de concrétiser avec Stéphanie P.

Trente-cinq ans ont passé et la révolution technologique avec. Les chanteurs électriques ont pris du poids (Bono, Robert Smith) ou sont morts (Ian Curtis, Kurt Cobain). Reste qui ? Les geeks de Depeche Mode. Dave Gahan a à peine changé, Martin Gore est toujours aussi inspiré et Andrew Fletcher toujours mutique derrière son clavier. Les synthés sont toujours là. Le groupe a arrêté drogue et alcool et ajouté quelques grammes de blues à la guitare électrique, ce qui lui donne ce supplément d’âme qui, depuis quelques années, a relancé sa carrière. De toutes les formations que j’aimais dans les années 1980, Depeche Mode semble avoir été fondé hier, toujours en phase avec l’époque révolutionnaire et désenchantée dans son dernier opus Spirit. Dans le premier titre de l’album, Going Backwards, savant cocktail d’électro et de blues, on les entend chanter le cafard numérique moderne :  » Nous régressons/ Armés de nouvelle technologie/A reculons/Vers une mentalité d’hommes des cavernes.  » Les PedesMoches triomphent. C’est la revanche des geeks qui rempliront les stades au printemps.

Je dois à présent aller au bout de ma confession et rendre public ce fantasme qui ne me quitte pas depuis un tiers de siècle. Il est 19 heures. On sonne à ma porte. Deux Men in Black m’embarquent dans une limousine. Sur le trajet qui nous mène je ne sais où, on m’explique ma mission. En tant que fan numéro un du groupe britannique, j’aurai le privilège, ce soir, de chanter avec eux le titre de mon choix devant quelque 50 000 personnes. J’ai été profilé après vingt ans d’enquête. De tous les groupies du monde, je suis le plus fidèle, le plus expérimenté, celui qui comprend leur musique mieux que personne, la gestuelle scénique du chanteur jusque dans ses moindres déhanchements, et qui les a défendus bec et ongles depuis le sacrifice de la cour de récré et l’affaire du tee-shirt.

Dave veut faire ma connaissance, Martin et Andrew me dire leur reconnaissance. J’ai juste le temps de me changer. On m’habille de cuir, on me gomine, j’arrive backstage, le groupe m’attend avec une rose, celle de l’album Violator. Miraculeusement, je connais tout le répertoire par coeur. Je n’ai pas peur puisque c’est mon heure, mon moment. Dave me pousse sur scène, tandis que Martin, à la guitare, attaque Personal Jesus. Fletch est au clavier. La foule noire ondule comme la nappe sombre du synthé et en ses acclamations, répare l’humiliation subie dans la cour de l’école il y a trente-cinq ans.

David Abiker

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