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Le remplacement des F-16, une bombe communautaire ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le 14 février, Américains et Britanniques remettent leur offre finale pour le remplacement des F-16 belges. Le dossier embarrasse Charles Michel et le MR, tentés par la contre-proposition française. Une nouvelle bombe communautaire ?

Dernier virage avant la ligne droite d’arrivée ? Ce 14 février, les deux agences étatiques encore en compétition pour le remplacement des F-16 belges doivent remettre leur best and final offer ( » bafo  » en jargon), leur offre ultime. Elle comprend les coûts d’acquisition et de fonctionnement des nouveaux chasseurs-bombardiers, et un projet d’accord de partenariat entre le gouvernement vendeur et la Belgique. Les candidats toujours en lice dans le cadre de l’appel d’offres belge sont le F-35 du constructeur américain Lockheed Martin, avion furtif de cinquième génération considéré comme le grandissime favori, et le Typhoon du consortium Eurofighter dominé par la Grande-Bretagne.

La France, elle, a créé la surprise en choisissant de se retirer du processus de sélection et de traiter directement avec le gouvernement belge. Le gouvernement français propose le Rafale de l’avionneur Dassault en échange d’un vaste partenariat militaire et économique. Soit 20 milliards d’euros de compensations sur vingt ans, selon des documents de Dassault consultés par le quotidien De Tijd. Une offre mirifique jugée peu crédible côté flamand –  » trop belle pour être vraie « , a commenté Steven Vandeput, le ministre N-VA de la Défense -, mais que Charles Michel et le MR refusent d’enterrer.

Le Typhoon du consortium Eurofighter est, avec le F-35 américain, l'un des deux candidats toujours en lice dans le cadre de l'appel d'offres belge.
Le Typhoon du consortium Eurofighter est, avec le F-35 américain, l’un des deux candidats toujours en lice dans le cadre de l’appel d’offres belge.© Andy Oxley/getty images

Arrêter la procédure en cours ?

Du coup, le dossier est devenu plus politique que technique avec, à la clé, des prises de bec au sein de la suédoise. Début octobre, le ministre de la Défense, interpellé par le député MR Richard Miller lors d’une réunion à huis clos de la commission achats militaires, est sorti de ses gonds. Dans la foulée, Miller a demandé que la piste française soit  » sérieusement étudiée « , précisant que Didier Reynders, ministre MR des Affaires étrangères, avait défendu cette position au gouvernement. Le député CDH Georges Dallemagne, membre de la commission défense lui aussi, a plaidé pour l’option française, au nom de l’Europe de la défense que la Belgique s’est engagée à faire avancer. Seule solution, assure-t-il : renoncer à la procédure actuelle d’appel d’offres, qui  » peut être arrêtée à tout moment « . Dans les milieux politiques francophones européistes, on juge incohérente l’idée d’acheter le Typhoon britannique ou, plus probablement, le F-35 américain, vu la nouvelle donne géopolitique européenne née du Brexit et de l’élection de Donald Trump.

L’histoire semble se répéter, quarante-trois ans après les débats politiques houleux autour du choix du successeur de l’avions de chasse F104G de la Force aérienne. En 1975, les ministres flamands du cabinet Tindemans II vantaient les qualités techniques du F-16 américain (elles se sont vérifiées, reconnaissent tous les experts), tandis que leurs homologues francophones marquaient leur préférence pour le Mirage F-1 français, avec le souci de promouvoir une industrie aéronautique européenne. Le Rassemblement wallon présidé par Paul-Henry Gendebien, parti membre de la coalition au pouvoir (Jean Gol était secrétaire d’Etat RW), avait pris fait et cause pour l’offre française. Mais les compensations économiques alléchantes promises par les Etats-Unis si la Belgique se décidait à rejoindre le club des pays européens ayant adopté le F-16 ont rendu le choix de l’avion américain inéluctable.

Charles Michel est embarrassé par les pressions de son ami Emmanuel Macron. Surtout, il ne veut pas se mettre à dos l'opinion publique belge francophone.
Charles Michel est embarrassé par les pressions de son ami Emmanuel Macron. Surtout, il ne veut pas se mettre à dos l’opinion publique belge francophone.© ERIC LALMAND/belgaimage

L’opinion publique francophone

 » Le dossier du remplacement des F-16 belges embarrasse au plus haut point Charles Michel, confie un élu libéral. Les pressions politico-diplomatiques du gouvernement de son ami Emmanuel Macron ont  »mis le chat dans le poulailler » ! Mais surtout, il ne veut pas se mettre à dos l’opinion publique belge francophone, qui comprendrait mal qu’on signe le  »contrat du siècle » avec les Américains ou les Britanniques en ces temps de frasques  »trumpiennes » et de sortie du Royaume-Uni de l’Union. Il ne peut non plus ignorer les intérêts de l’industrie wallonne et bruxelloise, alors que Dassault fait miroiter un retour économique de 100 % du prix d’achat du Rafale et plus de 5 000 emplois à haute valeur technologique.  » L’avionneur aurait approché plus de 150 sociétés belges, dont la Sabca. Les Américains, eux, sont restés flous sur un éventuel partenariat militaro-industriel à long terme et leurs compensations économiques s’annoncent très maigres comparées à celles obtenues lors de l’achat du F-16.

 » Normal, commente Luc Gennart, ex-patron de la base aérienne de Florennes, échevin namurois MR et néanmoins chaud partisan du F-35 : en 2003, le gouvernement Verhofstadt a, sous la pression du vice-Premier socialiste flamand Johan Vande Lanotte, refusé de participer financièrement à la production du Joint Strike Fighter, devenu le F-35. Aujourd’hui, la Belgique n’a d’autre choix que d’acheter un avion off the shelf,  »sur étagère », après la phase de développement. Entre-temps, les Américains ont implanté une chaîne d’assemblage de F-35 en Italie et un dépôt de pièces de rechange de l’appareil aux Pays-Bas. La Belgique n’obtiendra rien de tel, mais elle a une place à prendre dans la modernisation future du F-35. Cet avion volera encore en 2050-2070 et devra subir des updates, des améliorations en matière d’intelligence artificielle, d’armement, de laser ou de visière de casque.  »

Cette carte technologique, la France peut la jouer elle aussi, reconnaît Luc Gennart :  » L’industrie belge pourrait être associée à une nouvelle évolution du Rafale.  » Surtout, le gouvernement français propose à la Belgique de participer au développement d’un avion de combat de nouvelle génération, envisagé par Paris et Berlin à l’horizon 2040 dans le contexte de la relance de la défense européenne (une  » feuille de route  » commune doit être définie  » d’ici à mi-2018 « , dixit Macron). Or, Charles Michel a affirmé que la place de la Belgique était  » dans le cockpit  » de cette relance.  » Le Premier ministre a clamé haut et fort ses ambitions pour Europe. Si le  »marché du siècle » est attribué aux Américains, il aura montré que ses actes contredisent complètement ses paroles « , ironise le député fédéral Ecolo Benoit Hellings.

La France hors jeu ?

Dans l’immédiat, le principal souci de Charles Michel est la sécurité juridique d’une négociation franco-belge directe. Dès octobre dernier, Steven Vandeput a estimé, sur la base d’avis juridiques demandés en interne et au bureau d’avocats spécialisé Stibbe, que la France s’était mise hors jeu en n’adressant pas une soumission conforme à l’appel d’offres belge. Les autorités françaises ont répliqué en lui fournissant leur propre interprétation du droit européen relatif aux marchés publics de défense. Le conseil ministériel restreint a ensuite décidé de maintenir provisoirement le Rafale dans la course et de demander de nouvelles analyses. Quatre mois plus tard, l’affaire n’est toujours pas tranchée : le gouvernement continue à étudier l’implication juridique de la proposition française, indique le Premier ministre.

 » Si la Belgique ne respecte pas sa propre procédure, elle risque des complications diplomatiques avec les Etats floués, qui sont tous des alliés « , prévient Denis Jacqmin, chercheur au Grip, le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité. Benoit Hellings tire la sonnette d’alarme, lui aussi :  » Mon parti n’est pas favorable à l’acquisition du F-35, un investissement de 15 milliards d’euros sur quarante ans, mais la priorité aujourd’hui est de protéger l’Etat belge, exposé à des recours juridiques en cascade et à de lourds dédits si le gouvernement écarte les deux candidats qui ont respecté les règles officielles. Le MR, focalisé sur les retombées économiques, est mal pris dans cette affaire. Et la N-VA ne cèdera rien.  »

L'achat des F-16 avait contribué à l'essor de l'industrie aéronautique belge et wallonne.
L’achat des F-16 avait contribué à l’essor de l’industrie aéronautique belge et wallonne.© DIRK WAEM/belgaimage

Lobbying intense

La période de flottement actuelle est propice aux manoeuvres de lobbying, qui redoublent d’intensité. Dans une interview à l’hebdomadaire spécialisé Air&Cosmos, le PDG du groupe Dassault Aviation, Eric Trappier, qualifie le F-35 de Lockheed Martin de  » machine à tuer l’industrie européenne  » et de  » machine à vous intégrer dans les armées américaines « . Dans l’autre camp, les Pays-Bas, dotés de F-35 à partir de 2019, conseillent une nouvelle fois à la Belgique d’acheter le même appareil qu’eux. Les Néerlandais mettent en avant les avantages de ce choix en matière de coûts et d’opérationnalité.

Frederik Vansina, patron de la composante air belge, tient à peu près le même langage. Fin décembre, dressant le bilan de la campagne aérienne belge en Irak et en Syrie, il a plaidé pour que la Belgique  » continue à disposer d’un matériel standardisé, qui permet d’énormes économies  » et  » des échanges de munitions et de pièces  » avec des pays comme les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark, les Etats-Unis… Sous-entendu : rien de tel avec le Rafale, qui ne dispose pas d’un grand pool d’échanges. Le général-major aviateur veut aussi que la Belgique investisse dans une nouvelle génération d’avions de combat capable de pénétrer les zones anti-access/aeria denial (A2/AD), ces secteurs protégés par de puissantes défenses antiaériennes (la Syrie, la Crimée, l’enclave russe de Kaliningrad…, où les Russes ont installé des batteries de missiles sol-air et des centrales radar). En Syrie, les F-16 belges n’ont pu décoller qu’avec l’autorisation des Russes, rappelle le chef de la composante air.

De son côté, la diplomatie américaine tente d’en savoir plus sur l’offre française et met la pression sur Bruxelles : le secrétaire à la Défense, James Mattis, indique, dans une lettre adressée au ministre belge de la Défense, que l’achat de l’avion américain pourrait aider la Belgique à atteindre les 2 % du PIB consacrés aux dépenses de défense réclamés par l’Otan. Mais, depuis, le récent shutdown de l’administration américaine a contraint le Pentagone à révéler prématurément le montant de l’offre faite à la Belgique pour 34 F-35. La facture s’élèverait à 5,35 milliards d’euros : 1,75 milliard de plus que le montant initialement prévu par le gouvernement belge !

Luc Gennart juge le Rafale moins performant que le F-16 belge actuel.
Luc Gennart juge le Rafale moins performant que le F-16 belge actuel.© Didier Lebrun/photo news

A quel prix, le F-35 ?

L’entourage de Steven Vandeput admet qu’aux 3,6 milliards d’euros fixés par le gouvernement, il faudra ajouter 1,2 milliard de frais de fonctionnement au cours des premières années de mise en service des nouveaux appareils. Faut-il s’attendre à des  » coûts cachés  » susceptibles de faire grimper encore la facture ? A ce stade, la Belgique attend la  » meilleure et dernière offre  » américaine, qui sera remise ce 14 février. Le général de brigade Raymond Dory, ex-conseiller militaire au sein du cabinet Reynders et  » avocat « , lui aussi, du F-35, se veut rassurant :  » Le coût d’un avion diminue avec le nombre d’exemplaires produits. De 2007 à 2018, le prix unitaire d’un F-35 a fortement chuté. L’appareil sera produit à plus de 2 000 exemplaires. En vingt-cinq ans, les Français ont construit moins de 200 Rafale et n’ont réussi à vendre leur avion à aucun autre pays européen. Où est la success story ?  »

Le colonel Gennart enfonce le clou :  » Acheter le Rafale, c’est reculer de vingt ans ! Cet avion, dont le programme a été lancé en 1988, est moins performant que le F-16 belge actuel, superéquipé. Le Rafale n’aurait aucune chance face au F-16 belge dans les top gun, ces situations de combats grandeur nature simulées dans l’espace aérien du Nevada. En outre, Dassault sort un seul Rafale par mois, ce qui pose question quant à la capacité de l’avionneur français à livrer l’appareil à l’armée belge dans les délais. Enfin, le Rafale et l’Eurofighter sont des bimoteurs, d’où un coût d’achat et d’entretien plus élevé que le F-35, un monomoteur.  »

Verdict avant le sommet de l’Otan

 » Pour pouvoir fixer le prix de vente global d’un avion de combat, il faut prendre en compte les coûts de sa mise en oeuvre, explique une source proche de l’état-major. Américains et Britanniques sont donc venus inspecter les installations de Florennes, Kleine Brogel et Bruxelles. Faudra-t-il adapter la taille des hangars ? Les accès au carburant ? Le réseau en fibre optique ? Il est également impératif de sécuriser le transfert de données, une exigence pour un avion de combat ultraclassifié.  » Les offres finales seront analysées par la cellule de l’état-major de l’armée belge chargée du dossier, qui remettra son évaluation au gouvernement, appelé à désigner le vainqueur du nouveau  » marché du siècle « .

Il se dit, en coulisses, que la décision tombera – si choix il y a – vers la mi-juin, avant le prochain sommet des 29 pays de l’Otan, qui aura lieu les 11 et 12 juillet dans le nouveau siège de l’Alliance, à Bruxelles-Haren (bâtiment non encore occupé par le personnel civil et militaire de l’organisation pour cause de couacs informatiques ! ). La Belgique, souvent accusée dans les milieux atlantistes d’assumer a minima ses obligations au sein de l’Otan, pourrait ainsi faire bonne figure devant ses alliés, Etats-Unis en tête.  » Comptons deux mois pour la préparation des dossiers, évalue un officier qui suit de près les négociations. Les offres seront sans doute présentées entre avril et juin au gouvernement, qui serait ainsi en mesure de trancher avant les vacances d’été. Mieux vaut respecter ce calendrier, car la rentrée ouvrira la campagne électorale pour les communales, période peu propice aux grands accords politiques. « 

Une dépense pharaonique ?

Depuis le 22 décembre 2015, date à laquelle la suédoise a donné son feu vert au programme d’achat de 34 nouveaux avions de combat multirôles, cette décision suscite de vives controverses. Le nouveau  » marché du siècle  » atteint les 15 milliards d’euros sur quarante ans, soit 375 millions par an (frais d’entretien et de fonctionnement compris), a reconnu le colonel Harry Van Pee, qui dirige la cellule de l’état-major chargée de piloter le choix de la Belgique. La dépense fait grincer alors que les mesures d’économies du gouvernement fédéral pèsent toujours plus sur les citoyens. Fin janvier, la plateforme pacifiste belge  » Pas d’avions de chasse « , forte d’une centaine d’associations, a lancé une nouvelle campagne pour dénoncer l’investissement envisagé, au moment où bon nombre de services publics semblent  » sacrifiés sur l’autel du credo austéritaire  » : les soins de santé, la justice, la solidarité internationale, la lutte contre la pauvreté, la transition énergétique…  » Le gouvernement peut trouver 3,6 milliards d’euros pour acheter des avions de combat, mais pas les 50 millions par an promis pour le climat lors de la COP21, déplore un responsable de la plateforme. Renoncer à l’achat de sept de ces avions permettrait de combler le déficit de la sécurité sociale !  » Un autre opposant remarque :  » Partout où les F-16 belges ont été utilisés, ils ont laissé des pays en guerre et profondément déstabilisés : Afghanistan, Irak, Syrie, Libye. Parallèlement, le budget  »construction de la paix » du ministère des Affaires étrangères a été réduit à 5 millions d’euros, soit une diminution de 80 % en dix ans ! « 

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