" En regardant mes photographies, on découvre ma vision du monde, déclare Dirk Braeckman. Je fais des images, voilà mon engagement. " © LIEVEN HERREMAN

Camera obscura

Du cadrage au contraste, l’oeuvre de Dirk Braeckman pulvérise les canons photographiques. Deux expositions, à Bruxelles et à Louvain, consacrent ce travail révélé dans l’intimité de la chambre noire.

Nous sommes le 11 mai 2017. La 57e Biennale de Venise bat son plein. Des journalistes du monde entier répercutent les images tonitruantes de cette énième édition de la  » foire aux vanités « , selon le mot de Jean-Gabriel Fredet, auteur d’un pamphlet sur les dérives de l’art contemporain (1). Le spectacle est omniprésent, et l’événement a des allures de gigantesque mascarade – pas étonnant dans une ville réputée pour son carnaval. L’amnésie, quant à elle, se veut collective : personne ici ne semble s’interroger sur l’art ou sur l’acte de créer. Personne, vraiment ? Devant le pavillon belge, un petit homme au regard doux et à la casquette en cuir vissée sur la tête promène ses yeux dans le vide. Avec, derrière lui, trente ans d’une carrière qui cultive la lenteur, Dirk Braeckman (Eeklo, 1958) a des airs anachroniques dans un milieu où les carrières se nouent – et parfois se dénouent – en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Silhouette frêle et mise des plus simples, le Flamand n’a pas à rougir : le sillon intimiste, poétique et crépusculaire qu’il déploie dans les Giardini tient le haut de pavé. Autour de lui, on prend la mesure du succès : une nuée d’admirateurs en verve se livrent à une joute verbale superlative auquel le photographe se contente de répondre par un sourire étranglé. Difficile de rester pertinent face à un corpus qui se méfie des mots… L’oeuvre montre moins qu’elle n’évoque, elle dont on dirait qu’elle a gardé  » l’empreinte de quelque chose de perdu, de quelque chose d’originaire « , comme aurait pu l’écrire un Pascal Quignard.

Objets et espaces anodins, personnages devinés çà et là : les images de Dirk Braeckman dessinent un territoire indécis… mais certes pas inoffensif. Soit autant de  » bombes à retardement « , comme le pense avec beaucoup de justesse l’écrivain et critique belgo- américain Luc Sante. Pour évoquer ces apparitions, qui nécessitent de regarder par-delà les mots, il aurait été vain de poser des questions directes à l’intéressé : trop restrictif. Nous avons donc opté pour le jeu consistant à convoquer dix notions clés et champs sémantiques traversant son travail. But de la manoeuvre ? Laisser celui qui tient beaucoup à son indépendance arpenter librement les terres esthétiques qui sont les siennes…

 » De la même façon que l’on peut photographier en peignant, pour ma part, je peins en photographiant…  » (B.J.-D.U.-12)© DIRK BRAECKMAN, COURTESY ZENO X GALLERY, ANTWERP

(1) Requins, caniches et autres mystificateurs, par Jean-Gabriel Fredet, Albin Michel. Lire aussi Le Vif/L’Express du 1er février.

Venise

 » L’expérience de la Biennale a dépassé mes attentes. J’avais des appréhensions parce que mon travail n’est pas spectaculaire. Je me demandais comment j’allais pouvoir trouver une place parmi cette foule d’artistes. J’ai d’abord imaginé de présenter mes oeuvres par le biais d’une installation ou d’ajouter de la vidéo. J’y ai très vite renoncé au profit d’une forme d’accrochage classique restituant le caractère épuré de mon approche. Le miracle a été celui d’un contraste entre la tempête qui se déroulait à l’extérieur et mon exposition, qui s’apparentait à une sorte d’oasis où l’on venait se ressourcer. Dès lors, de nombreux visiteurs, qui ne connaissaient mes images qu’au travers de reproductions, ont eu l’opportunité de palper la texture de mes photos et d’ainsi mesurer leur énergie, les tensions qu’elles contiennent. Comble du bonheur, le pavillon belge allait comme un gant à mes oeuvres. C’était pour moi un rêve secret que d’y être exposé. J’ai envoyé sur place plus du double des images qui ont été montrées… J’ai donc procédé par soustraction, ce qui est un écho direct à ma pratique, pour obtenir la configuration finale.  »

Panthéon

 » J’ai toujours des difficultés à désigner quels sont les artistes qui m’influencent, tant il y en a. Je ne trouve pas mon inspiration uniquement dans les arts visuels : la littérature, la musique et la philosophie ont un énorme impact sur moi. La vie elle-même est une puissante source d’images à mes yeux. Toutefois, si je devais désigner l’un de mes « héros », ce serait Joseph Beuys (NDLR : artiste allemand proche du pop art et du groupe Fluxus). Mais aussi des photographes américains des années 1950 et 1960, comme Robert Frank et Robert Adams.  »

Engagement

 » Je ne suis pas un artiste avec un message politique direct, même si c’est très populaire aujourd’hui. Je ne raconte pas des histoires, je ne cède pas à l’anecdote, je ne moralise pas. Je pense néanmoins que mon travail est engagé d’une autre façon en ce qu’il dit quelque chose de plus général sur le monde et qu’il témoigne d’une attitude. En regardant mes photographies, on découvre ma vision du monde. Je fais des images, voilà mon engagement.  »

Gris

 » Avant tout, je considère le gris comme de la couleur, pas comme son absence. Je me sers du noir, du blanc et du gris pour élimer des informations qu’apporterait le spectre des couleurs entendues de manière classique. Les nuances de gris suggèrent la réalité plus qu’elles ne la montrent, elles gomment l’anecdotique. Je n’ai rien contre les couleurs en tant que telles, mais quand je dois les utiliser je le fais à la façon d’un monochrome, avec une lumière jaune artificielle par exemple.  »

Peinture

 » C’est essentiel dans ma démarche. A la base, je voulais devenir peintre. Quand je suis entré à l’Académie des beaux-arts de Gand, on parlait beaucoup de photographie. Avec le succès d’un peintre comme Richter, on découvrait son usage dans la peinture. On m’a vivement suggéré de me consacrer un an à la photographie avant d’aborder le domaine pictural. C’est ce que j’ai fait et, depuis lors, je n’ai plus lâché l’appareil… Cela dit, l’esprit avec lequel j’aborde la photographie est celui de mon envie initiale : celle de peindre le monde. Cela se traduit par le fait que je néglige le caractère de restitution fidèle du média, en un certain sens je travaille contre lui, pour faire apparaître des images ayant une texture, une dimension quasi sculpturale, bien plus importante que dans de nombreuses toiles. De la même façon que l’on peut photographier en peignant, pour ma part, je peins en photographiant…  »

 » Avant tout, je considère le gris comme de la couleur, pas comme son absence.  » (B.M.-L.V.-11)© DIRK BRAECKMAN, COURTESY ZENO X GALLERY, ANTWERP

Chambre noire

 » C’est le lieu confiné, le huis clos le plus extrême. Il fait écho aux espaces sombres qui sont souvent représentés dans mes images. Dès la première fois que je suis entré dans une chambre noire, j’ai ressenti un attrait immédiat. Cette fascination perdure aujourd’hui. J’y passe beaucoup de temps, surtout la nuit et toujours en solitaire. J’ai conçu ma chambre noire en grande dimension, à la manière de l’atelier d’un peintre. Ce qui m’a coûté le plus cher, c’est le système de ventilation : le but était de pouvoir y rester longtemps, parfois dix heures, parfois quinze heures. Ces séjours prolongés peuvent déboucher sur de véritables transes, j’entre dans sorte de  » flux  » créatif. Dans ces conditions, révéler l’image s’apparente à une aventure dont je ne sais jamais où elle va me mener.  »

Gand

 » Gand est une ville essentielle dans mon oeuvre. Elle est notamment liée à la figure de Jan Hoet, le fondateur du Smak, qui m’a initié à l’art contemporain. Ces derniers temps, je m’en suis néanmoins détaché, en installant ma chambre noire ici à Waarschoot, dans l’ancienne fabrique de cigares de mes parents et grands-parents. L’idée était de revenir à mes racines. C’est un environnement positif mais je sens bien qu’il me manque quelque chose : le chaos de la ville, je pense. Sans compter que quand je suis à Gand, je me trouve à 100 mètres de la cathédrale Saint-Bavon… et que je ne rate pas une occasion de me recueillir devant L’Agneau mystique des frères Van Eyck.  »

Instagram

 » Je n’ai pas de compte, mais ce réseau social me semble plus intéressant que Facebook, qui est pollué par les mots. J’aime l’idée d’une image qui parle.  »

Selfie

 » J’ai commencé ma carrière avec des autoportraits, dans les années 1980. En un sens, les images que je fais aujourd’hui sont des autoportraits. Même à l’autre bout de la planète, je ne vais jamais loin de moi. Dans mes prises de vue, il y a toujours un caractère existentiel fort que le regardeur peut entrapercevoir.  »

Poésie

 » C’est un champ de liberté auquel je suis sensible, car mes photos sont poétiques : elles ne racontent rien, mais restituent une expérience, un sentiment, un contact tacite avec le réel. Dans le livre Madeleine (éd. La Pierre d’Alun) par exemple, mes photographies côtoient les mots de Bernadette Engel-Roux. Il y a toujours un risque dans ce genre d’exercice, c’est que les images soient réduites au statut d’illustration. Ici, ce n’est heureusement pas le cas. Ensemble, mots et photographies construisent une oeuvre tierce.  »

Deux expos en Belgique

Si l’on en croit l’intéressé, c’est la Biennale de Venise 2017 qui aurait été le point de départ des deux expositions qui lui sont aujourd’hui consacrées. La trame de ce coup double ? Permettre aux visiteurs d’embrasser du regard les facettes complémentaires de la pratique photographique de Dirk Braeckman. A Bozar, à Bruxelles, on découvre le lien que la matière et le rendu des images entretiennent avec l’espace, en l’occurrence l’architecture labyrinthique de Victor Horta. Au musée M de Louvain, c’est davantage l’aspect expérimental de la démarche qui est mis en avant. La scénographie déroule le hiatus fécond qui existe entre la prise de vue et le tirage, qui intervient souvent plusieurs mois plus tard. Entre les deux, le lent travail de la temporalité… Au sortir, peut-on affirmer que l’on a fait le tour de Dirk Braeckman ? Bien sûr que non. Le profond mystère inhérent à ses images reste intact, c’est un pan important de l’aura inépuisable du photographe gantois. Ce non-dévoilement est d’ailleurs à l’image des titres énigmatiques qu’il choisit, façon E.N.-C.K.-12 ou T.S.-O.M.-16. Quand on le questionne à ce sujet, Dirk Braeckman épaissit l’obscurité.  » Certaines lettres des intitulés sont aléatoires, d’autres pas. Les chiffres, quant à eux, sont fiables : ils référent à l’année où les images ont été développées « , s’amuse-t-il. De la potentielle matière première existentielle utilisée, on ne saura donc rien. Même si rien n’interdit d’accoler son pauvre vécu…

Dirk Braeckman : à Bozar, à Bruxelles, et au M Museum, à Louvain, jusqu’au 29 avril prochain. www.bozar.be www.mleuven.be

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