Grégoire Bouillier, un écrivain qui a souvent fait de sa vie la matière de ses livres. © Astrid di Crollalanza/Flammarion

Bouillier de culture

Peut-on consacrer deux tomes et 1 760 pages à une seule histoire d’amour ? Amoureux éperdu, hilarant, rêveur, cynique, érudit et méchant, Grégoire Bouillier répond par l’affirmative avec Le Dossier M, un projet littéraire monumental, bientôt en lecture à Passa Porta à Bruxelles.

Dans L’Invité mystère (éd. Allia), en 2004, le journaliste Grégoire Bouillier racontait comment il avait été un jour la pièce maîtresse (consentante) d’un rituel d’anniversaire de l’artiste Sophie Calle. Depuis les années 1980, pour chacun de ses anniversaires, la plasticienne a pris le pli d’inviter, en plus d’un nombre de convives correspondant au nombre exact de son âge (le volume de ses fêtes gonflant mathématiquement chaque année), un  » invité mystère « , inconnu de tous, et qui incarnera pour elle l’année à venir – les surprises et promesses de son âge nouveau. Le 9 octobre 1990, Grégoire Bouillier, alors aimable anonyme, se retrouva 37e invité aux 37 ans de Sophie Calle, dans des circonstances hasardeuses dont la substance héroïque incongrue deviendra précisément le sujet de son futur livre.

Monstrueuse entreprise de digression, u0022 Le Dossier M u0022 est aussi une mise en cause de l’objet livre

Mêler vie privée et mise en scène publique : tout comme Sophie Calle, Bouillier a souvent fait de sa vie la matière de ses livres depuis Rapport sur moi (éd. Allia) en 2002 (un récit sous forme fragmentaire du passage de l’enfance à l’âge adulte). Avec ces deux livres très remarqués, l’écrivain parisien, né en Algérie en 1960, était à vrai dire bien parti pour devenir le nouveau fer de lance d’une certaine  » autofiction à la française  » – ironique, habile, ludique, irrévérencieuse – , quand après un dernier Cap Canaveral (éd. Allia) en 2008 (bref récit d’une rencontre amoureuse dont la première nuit débouche sur un terrible secret), l’écrivain prometteur tomba dans un épais silence prolongé – une latence inexpliquée, comme il en arrive à certains romanciers. En avait-il définitivement fini avec l’écriture ? Ou était-il simplement en train de vivre sa vie civile, première de ses sources d’inspiration romanesque ?

Août 2017. Dix ans plus tard, celui que l’on croyait définitivement perdu pour le livre agite un énorme drapeau dans la rentrée littéraire. Signé chez Flammarion, Le Dossier M s’annonce comme le premier volume (de 864 pages) d’une gigantesque (et chronophage, et vertigineuse) entreprise romanesque en deux tomes. Son objet ? Raconter, sous toutes les coutures et détails (in)imaginables, l’histoire d’amour fou qui l’a lié à une femme nommée  » M. « , de leur rencontre à leur fiasco commun. En dépit de sa taille décourageante, le livre reçoit un accueil public formidable et finit par recevoir le prix Décembre. Il vient, en février dernier, d’être complété d’un Dossier M 2, sur l’après  » M. « , tout aussi incroyable – et tout aussi excessif.

Hypertexte

Le geste du romancier est traditionnellement de sélectionner, parmi l’infini possible du réel, les éléments en mesure de construire son propos autour d’un  » thème « . Résumer Le Dossier M aux lignes dramaturgiques de son histoire d’amour centrale (rencontre, coup de foudre, déclaration, obstacles, acmé, incompréhensions, rupture, impossible deuil) n’aurait pas énormément d’intérêt, tant la prétention, provocatrice, est peut-être ici au contraire de tout dire. Reprenant à son compte l’obsession des modernistes pour le  » courant de conscience  » (Virginia Woolf dans Mrs Dalloway, James Joyce dans Ulysse chercheront à donner un équivalent matériel à la vie de l’esprit à travers la transcription du processus de pensée d’un seul personnage, sur 24 heures de temps), le livre est donc la tentative de rendu, quasiment en temps réel parfois, de  » l’activité psycho-intellectuelle  » d’un  » je  » en proie à l’amour fou.

Ce narrateur n’est autre, sans doute, que Grégoire Bouillier lui-même : romancier de 45 ans et quelque vivant à Paris dans les années 2000, blanc, hétérosexuel, de culture judéo-chrétienne, privé du sens de l’odorat, passionné d’astrologie et qui souffre de la peur de l’abandon. Entre autres. Le texte est sa gigantesque logorrhée verbale. Survolté, brillant, drôle, nostalgique ou névrosé, il laisse venir un flot de pensées par sauts associatifs ou coups d’accélération psychique. Capable de gloser sur à peu près tout avec une aisance pas possible, il peut y passer d’une dissertation de dix pages sur la manière dont Zorro l’a fait  » partir dans l’existence  » à la revisite des scènes de rencontre les plus fameuses de la littérature mondiale, en passant par la retranscription intégrale des textos envoyés par  » M.  » au mois de juillet en 2004. A tel point que l’amour, grand dénominateur commun de l’existence, n’agit ici que comme un prétexte dramatiquement humain. Ce que montre bien sûr Bouillier, c’est que tombant amoureux, on ne fait pas que tomber amoureux. On est obsédé, certes, mais on pense dans le même temps à d’autres choses. On regrette, on se souvient, on projette, on attend, on divague, on est traversé par son époque. Se rêvant éperdument tourné vers l’autre, on est surtout et en premier lieu très encombré de soi-même.

Monstrueuse entreprise de digression ( » M. « , à qui est consacré le livre, ne fait par exemple sa première réelle apparition qu’à la page 291), Le Dossier M est aussi une mise en cause de l’objet livre. Dans quelques pages hilarantes, où il cherche encore un titre pour le livre qu’on a sous les yeux, le narrateur pense à l’intituler Pollock :  » Pollock. Comme le peintre. Parce que cette histoire de M est un dripping. Chaque phrase comme une giclure, les unes à la suite des autres, par-dessus aussi, toutes emmêlées, empilées, dans tous les sens, de façon active.  » Ici comme chez Pollock, justement, la peinture textuelle sort de la toile, déborde du cadre, dépasse les frontières de l’espace et du temps.  » Je ne sais plus ce qu’est un livre. Ce qu’un livre doit être ou n’être pas : je n’en ai plus aucune idée. Je ne veux plus le savoir. De toute façon, je n’en peux plus de l’unité fictive des livres. Je n’en peux plus que les livres ne soient que l’image de livres.  »

Reculant les limites du media jusqu’à risquer constamment le grand débordement, le livre prévoit d’ailleurs un dispositif sur Internet (www.ledossierm.fr). Roman-photo, sondage interactif, mots croisés, podcast d’émissions de radio : certaines pages renvoient à des pièces à conviction supplémentaires. Nouvelle preuve que Le Dossier M n’appelle pas une lecture linéaire : apostrophant régulièrement son lecteur, Bouillier lui suggère amicalement des sauts de page, l’encourage à ir-respecter, butiner et passer. C’est que là-dessus aussi, l’écrivain n’est pas dupe. Tandis que, s’excusant presque, il dédicaçait son premier tome aux volontaires avertis ( » A qui veut bien « ), il renchérit dans le deuxième tome :  » A qui en veut encore « . Mesurant sans doute à quel point ce qui rebutera les uns créera chez les autres un effet d’addiction. Imparable.

Le Dossier M, volumes 1 et 2, éd. Flammarion. Grégoire Bouillier à Passa Porta, à Bruxelles : lecture par le comédien Itsik Elbaz et rencontre, le 24 avril, à 20 heures. www.passaporta.be

Retrouvez l’actualité littéraire dans Focus Vif : cette semaine, notamment, Phénomènes naturels, roman  » de jeunesse  » de l’Américain Jonathan Franzen enfin traduit, page 38, et La Bête à sa mère, premier roman québécois mal élevé mais bien écrit de David Goudreault, page 39.

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