Didier Reynders sur la place Rouge : "Rester ferme tout en gardant les lignes ouvertes." © Vlad Vanderkelen/SPF Affaires étrangères

La Belgique, cheval de Troie de la Russie pour casser la solidarité européenne ?

Didier Reynders chez Lavrov après Charles Michel chez Poutine : les relations se réchauffent. De quoi accentuer l’ingérence russe au coeur de l’Europe ? La Belgique préfère parler de convergence d’intérêts.

Quand Charles Michel s’est envolé pour Moscou fin janvier, plus de trente journalistes faisaient partie du voyage. Ils n’étaient plus que deux à accompagner Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères, quinze jours plus tard. Cette fois, pas de rencontre de Poutine au rendez-vous, ni de passage sous les dorures du Kremlin (le Premier ministre belge en a été privé aussi, l’entretien ayant eu lieu dans une résidence du président russe), mais la substance était la même. L’homologue de Reynders, le maître en dialectique Sergueï Lavrov, était déjà présent lors de la rencontre entre Michel et Poutine. Et les éléments de langage furent identiques.

Pourquoi, dès lors, ces deux visites si rapprochées ? D’autant qu’aucun des deux MR n’a fait d’allusion à l’autre…  » Le télescopage n’est pas idéal, convient-on dans l’entourage de Reynders, mais son voyage était prévu depuis longtemps. Il était lié à la signature de la commission mixte entre la Russie et l’Union économique belgo-luxembourgeoise. Celui du Premier ministre s’est greffé par la suite, car il y avait un momentum politique, déterminé par son propre agenda, par la Coupe du monde de football et par les élections du 18 mars « . Lesquelles ne seront qu’une formalité pour Vladimir Poutine.

Les deux libéraux plaident pour la reprise du dialogue.  » J’ai toujours défendu l’idée qu’il fallait maintenir les lignes ouvertes, tout en gardant une position ferme sur les sujets qui fâchent « , explique Didier Reynders dans la droite ligne de la doctrine Harmel. Et ceux-ci ne manquent pas : bruits de bottes aux frontières, accusations d’ingérence, niet russe sur la Syrie, entorses aux droits humains… Depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, en 2014, et l’annexion de la Crimée, sanctions (européennes) et contre-sanctions (russes) restent en vigueur, au grand dam de nos producteurs de pommes et poires confrontés au boycott des fruits de leurs vergers.

Sur le pont où l'opposant Boris Nemtsov a été tué en 2015, au pied du Kremlin.
Sur le pont où l’opposant Boris Nemtsov a été tué en 2015, au pied du Kremlin.© fjdo

Changer la méthode

Plutôt que de buter sans cesse sur les dossiers chauds, Charles Michel préconise aujourd’hui de changer la méthode de travail avec la Russie.  » Il faut peut-être dialoguer sur d’autres thèmes « , avait-il déclaré fin 2017 lors des journées diplomatiques, citant nos intérêts économiques et le défi stratégique de l’énergie. Reynders, lui, a évoqué avec ses hôtes la diplomatie culturelle. A Saint-Pétersbourg, l’Ermitage a ouvert ses salles à Jan Fabre et Anne Teresa de Keersmaeker a fait salle comble à Moscou. En sens inverse, le ministre, également en charge des institutions culturelles fédérales, souhaite l’organisation en Belgique d’une semaine culturelle russe. Au passage, il regrette que si peu d’étudiants belges partent en Erasmus en Russie. Image trop vieillotte, pas assez multilingue ? Le plus grand pays d’Europe ne compte que 700 citoyens belges enregistrés, dont la moitié possède la double nationalité.

La diplomatie économique est un dada du ministre. Dans le terne et massif hôtel Président de Moscou, qui jouxte le parc Gorki et ses statues de Lénine enfouies sous une épaisse couche de neige, Belgique, Luxembourg et Russie ont conclu leur bisannuelle commission mixte sur un constat prometteur : une croissance de 20 % des échanges, de quoi compenser la dégringolade qui a suivi la crise ukrainienne de 2014. La Russie figure aujourd’hui dans le top 10 des plus gros partenaires de la Belgique, qui lui achète principalement des produits énergétiques, tandis que nous leur vendons des produits finis. UCB, Solvay, GSK sont présents sur le marché russe et le vice-Premier ministre Dmitri Rogozine s’est félicité qu' » aucune entreprise belge n’ait déserté la Russie depuis l’instauration des sanctions « . Celles-ci n’ont finalement eu que peu d’effets.

Enfin, c’est l’année de la diplomatie sportive, avec les Diables Rouges qui feront peut-être des flammes dans la toundra. En guise de préambule, Lavrov et Reynders se sont échangé des ballons de foot… Et ce dernier a déjà annoncé qu’il compte assister, le 23 juin prochain, au match Belgique-Tunisie, qui se jouera dans le stade du Spartak de Moscou, le club dont le plus ardent supporter est… Sergueï Lavrov.  » J’espère qu’on reviendra souvent en juin et juillet, cela voudra dire que cela marche pour l’équipe belge « , a répété un Didier Reynders fort enthousiaste sur le sujet. Une présence royale ne serait pas exclue non plus.

Un vestige dans le parc Muzeon. A droite, l'hôtel où Russes et Belges ont parlé business.
Un vestige dans le parc Muzeon. A droite, l’hôtel où Russes et Belges ont parlé business.© fjdo

Le Russe, lui, y a joint la diplomatie de la vodka et du bon feu ouvert. Dans la grande salle néogothique de sa résidence moscovite, les deux délégations ont pu savourer un déjeuner succulent, et goûter à la jovialité du Russe.  » L’homme sait distinguer le formel de l’informel « , confie Reynders. Lors des entretiens bilatéraux, il ne parle qu’en russe, tout en consultant de minuscules fiches manuscrites. Quand vient l’heure de la détente, ce fumeur de 67 ans s’épanche dans un anglais impeccable, qu’il a longuement pratiqué quand il a été ambassadeur auprès de l’ONU à New York. Les deux hommes ont appris à bien se connaître : Reynders est à son poste depuis 2011, et Lavrov depuis… 2004. Une longévité peu commune.

Au bout des échanges, les points de vue se rapprochent.  » Nous avons la même préoccupation de combattre le terrorisme « , souligne Sergueï Lavrov.  » En Syrie, nous avons le même souci que les Russes d’éviter un conflit qui s’éternise, enchaîne Didier Reynders. On sent qu’ils ont envie d’en sortir et de faire pression sur le régime à Damas, car le point névralgique reste le partage du pouvoir. Si la minorité alaouite veut participer à l’avenir de la Syrie, elle doit ouvrir la discussion.  » Bachar n’est pas éternel : qui lui succédera ? La Russie a récemment lancé un round de négociations à Sotchi qui s’est terminé en queue de poisson, mais qui renvoie au processus de Genève, plus inclusif.

Sur les droits humains aussi, ça se décrispe. Reynders a pu rencontrer, dans la somptueuse résidence belge du quartier Arbat, un trio de représentants d’ONG qui tentent d’échapper à la poigne étatique russe, notamment l’association Mémorial.  » En Tchetchénie, la répression contre les LGBTI semble diminuer, rapporte Reynders. Moscou a réagi auprès de Kadyrov (NDLR : le président tchétchène), ce qui a fait baisser les tensions et les discriminations.  » Reynders a publiquement évoqué la question en conférence de presse au côté de Lavrov. Celui-ci s’est toutefois gardé d’allumer son contrefeu favori sur le respects des minorités linguistiques en Belgique ou la xénophobie en Europe…

Sergueï Lavrov a reçu un ballon dédicacé par les Diables Rouges.
Sergueï Lavrov a reçu un ballon dédicacé par les Diables Rouges.© VASILY MAXIMOV/belgaimage

Cheval de Troie ?

La Belgique serait-elle devenue un cheval de Troie de la Russie pour casser la solidarité européenne ? Reynders a beau répéter qu' » il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette  » entre la position de la Belgique et celle de l’Union, les Russes font semblant de ne pas entendre. La Belgique a une position  » beaucoup plus aimable « , avait déjà souligné Poutine.  » Votre pays joue un rôle actif et pragmatique pour améliorer les relations entre la Russie et l’Union européenne « , avait ajouté le Premier ministre russe Dimitri Medvedev. Et comme ses deux compatriotes, Lavrov a insisté sur les 165 ans de relations diplomatiques entre la Belgique et la Russie, comme s’il s’agissait d’un anniversaire capital. Le tsar Pierre le Grand, qui a parcouru nos contrées, est également appelé à la rescousse. Pour Lavrov, c’est clair, on va vers la normalisation.

Mais pas question pour la Belgique de baisser la garde, car la fièvre peut vite monter, et les fake news s’emballer. L’an dernier, Moscou avait accusé notre force aérienne d’avoir bombardé par erreur un village en Syrie. Pour masquer une bavure russe ? L’affaire reste estampillée d’un  » no comment  » des deux côtés. A la mi-janvier, les F-16 belges interceptaient deux bombardiers russes au- dessus de la mer du Nord. Pas question non plus de déroger aux sanctions liées à la crise en Ukraine. Reynders :  » Elles ne sont pas une fin en soi mais une façon de soutenir la mise en oeuvre des accords de Minsk  » sur le cessez-le-feu et le retrait des troupes étrangères.  » Et c’est en fonction de cette mise en oeuvre que l’Europe prendra attitude.  »

Dans ce match amical entre la Belgique et la Russie, Reynders reste sur ses appuis :  » La Belgique n’avance pas seule, d’autres pays de l’Union retrouvent le chemin de Moscou, et nous n’avons d’autre vocation que de chercher des solutions pacifiques par la voie du compromis « . Ni d’autre choix, d’ailleurs. Dans Le Courrier de Russie, notre ambassadeur à Moscou, Jean-Arthur Régibeau, justifiait ainsi la position belge :  » Le gouvernement belge veut se montrer ferme sur les principes, car l’enjeu est le respect des normes du droit international, vitales pour un petit pays comme le nôtre. Si nos voisins ne nous respectaient pas, nous n’existerions tout simplement pas.  »

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